La possibilité d’une réparation : histoire d’une amitié
Une exploration à deux voix du travail de réparation
Les explorations de Claude #12
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- N’y a-t-il pas un moyen de reconstituer son âme en rassemblant les morceaux ? demanda Ron.
- Si, répondit Hermione, avec un pâle sourire, mais ce serait atrocement douloureux.
- Pourquoi ? Comment y parvient-on ? interrogea Harry
- Par le remords, dit Hermione. Il faut ressentir profondément le mal qu’on a fait.
Harry Potter et les reliques de la mort #7 - J. K. Rowling
Peut-on réparer ce qui a été brisé ?
C'est une question que je porte en moi depuis longtemps.
Jusqu’à présent, basée sur mon expérience passée, ma réponse était plutôt : “Non”.
Adolescente, comme beaucoup, j’ai commencé à rencontrer des difficultés dans certaines de mes amitiés. Je me souviens que je me sentais complètement perdue sur comment gérer ces conflits à l’intérieur et à l’extérieur de moi-même.
Je gardais le silence sur ce qui me dérangeait, jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Et le plus souvent je finissais par abandonner la relation, parce que je ne savais pas comment gérer le conflit, et encore moins comment le résoudre.
Cette question de la réparation est devenue encore plus prégnante pour moi depuis que je m'intéresse à la dimension collective des traumas.
Ma croyance est que si l’on ne peut pas réparer les blessures du passé, on continue à reproduire nos erreurs. Au lieu de grandir, nous créons de nouveaux traumas. La situation en Israël et en Palestine en est pour moi un douloureux rappel.
Et la question cruciale du fait de ma propre histoire, c’est bien sûr : Que pouvons-nous faire pour dépasser les conséquences très actuelles de siècles de colonisation, d’esclavage et de racisme, et transcender les tensions sur le sujet ?
J’en suis venue à penser que le chemin passe d’abord par mettre en œuvre ce travail de réparation dans nos vies et dans nos relations, avant d’être capable de le faire au niveau collectif.
Parce que les mécanismes en jeu sont les mêmes; à l’échelle individuelle et à l’échelle collective.
Une exploration à deux voix
J’ai récemment vécu une expérience impactante.
Après un échange dévastateur, j’avais complètement cessé de parler à mon ami Philip.
Puis nous avons eu l’opportunité de prendre le temps de revenir sur ce qui s’était passé, et de nommer ce qui s’était joué pour chacun dans la situation.
Nous avons expérimenté comment il peut être possible de réparer une amitié sérieusement endommagée.
Ça m'a permis de voir comment le mécanisme de réparation pouvait fonctionner, et surtout, ce que j’ai ressenti m’a aidé à faire bouger mes croyances profondes sur ce sujet.
En commençant à écrire sur le thème de la réparation, j’ai demandé la permission à Philip d'utiliser notre histoire comme illustration. Je lui ai envoyé la première version de cet article, et il a accepté de l’enrichir de son propre vécu.
Cet article est donc très spécial, puisque vous y entendrez une deuxième voix, la sienne, en plus de la mienne.
Ressentir là où j’ai commis une transgression
Qu’est-ce que le process de réparation?
C’est l’action que nous pouvons entreprendre pour faire amende honorable et réparer une rupture relationnelle causée par une transgression. Cela s’applique aussi bien entre individus qu’à un niveau collectif.
Alors que notre programme de 2 ans avec Thomas Hübl autour des traumas individuels, transgénérationnels et collectifs touchait à sa fin, nous avons abordé le travail autour de la réparation des transgressions.
Après un an et demi de travail d’introspection sur nos blessures intérieures (comment nous avions subi des blessures), tout d’un coup il nous a été proposé de regarder nos propres transgressions.
C’est-à-dire nous pencher sur les occasions où nous avions blessé d’autres personnes.
J’ai été sidérée par la difficulté de l’exercice.
Je dois admettre que de me voir comme celle qui blesse l’autre n’était pas du tout quelque chose de facile à faire, à ma grande surprise, ou plutôt à ma grande honte.
Ma réaction immédiate a été le blocage. Mon esprit s’est vidé, et j’ai ressenti physiquement une envie de m’en aller et de faire autre chose.
Quand ce type de mouvement intérieur se produit en moi, j’ai appris à d’abord simplement noter ma réaction.
Même si c’est inconfortable, j’essaie de rester curieuse. Je me laisse ainsi le temps de voir plus clair sur ce qui se passe vraiment en moi.
Ce qui m’est apparu, c’est que je ressentais de la honte à l’idée d’avoir fait du mal.
Mais j’ai réalisé que ce n’était pas une honte concrète liée à ce que j’aurai pu faire, mais plutôt une honte « fabriquée » pour m’empêcher de vraiment ressentir ce que j’avais fait.
Vous savez, quand vous dites que vous êtes désolée, mais surtout pour que l’autre vous pardonne. Mais vous n’êtes pas vraiment désolée pour l’autre mais pour vous même.
En vrai, j’avais surtout peur que l’autre m’en veuille et me rejette.
Je me suis souvenue, comme souvent dans ces moments, de ma formation à la théorie NARM* sur les traumas de développement.
J’y ai appris que les traumas d’enfance sont la source d’une tendance à s’autoflageller. C’est simplement un mécanisme de survie qui nous permet de rester en lien avec ceux qui s’occupent de nous, en pensant que c’est nous le problème plutôt qu’eux.
*Vous pouvez en lire plus sur NARM dans mon article sur l’abus émotionnel.
Ce mécanisme s’invite malheureusement trop souvent dans nos relations d’adulte.
Je suis devenue pratiquement experte à prêter attention aux moments où je ressens de la honte, et à explorer ce qu’elle recouvre vraiment.
À nouveau, cela m’a pris un certain temps pour accueillir le sentiment de honte et d’accéder à l’émotion sous-jacente.
Et là, ce que j’ai rencontrée, c’est de la confusion - dans sa forme là plus insoutenable.
Trier le bon grain de l’ivraie
La confusion est maintenant une de mes vieilles connaissances, je commence à avoir l’habitude de la rencontrer. Je crois qu’elle prend ses racines dans les situations incompréhensibles auxquelles j’ai été confrontée très jeune, quand des gens qui auraient dû prendre soin de moi ne l’ont pas fait, et mon blessée à la place.
C’est un sentiment de grande confusion à l’intérieur de moi, où je ne sais plus distinguer le bien du mal, et je me sens complètement perdue.
A cet endroit c’est comme si j’étais une très jeune enfant, et l’adulte en moi a disparu, avec son expérience et sa confiance en soi.
Vous avez probablement deviné comment j’ai procédé avec ce sentiment de confusion : Je suis tout simplement restée avec, avec patience.
J’avoue que cette fois-ci, ça m’a pris des jours pour l’apprivoiser, et j’ai eu besoin pour ça du support sans jugement de gens sur qui j’ai pu m’appuyer.
Ce n’est qu’à partir de là que j’ai pu commencer à ressentir ce que j’avais fait.
En prenant le cas de ce qui s’était passé avec Philip, j’ai commencé à discerner l’effet que mes actions avaient pu avoir sur lui, en triant entre la maladresse, et ce qui pouvait être vraiment de l’ordre de la transgression.
C’est-à-dire que j’ai commencé à percevoir les moments où je m’étais comportée de manière indélicate ou blessante, mais aussi à faire la différence avec les moments où j’avais touché sans le vouloir un endroit sensible chez lui, sans que ce soit une vraie transgression.
(Une véritable transgression aurait de le faire à nouveau alors qu’il m’aurait demandé d’arrêter)
Et pourtant quelque part au fond de moi j’avais perçu que c’était probablement trop pour lui, même s’il disait le contraire.
J’ai pu me revoir dans ces moments où je me sentais tellement vulnérable que je n’étais plus capable de prendre en compte les émotions de l’autre.
Dans ces moments-là, je recherchais une réaction d’adulte chez l’autre, qui était pourtant aussi perdu que je l’étais. Et j’ai pu percevoir comment dans ce genre d’instants, j'avais exercé une pression indue sur lui, créant une source de stress supplémentaire.
A travers ce travail, j’en suis venue à comprendre que bien des fois, mes transgressions tirent leur source dans un état chez moi ou j’ai tellement peur de perdre l’autre, que j’en perds la capacité à prendre en compte son état, et que j’agis inconsidérément.
Une conversation réparatrice
Une amie m’a dit un jour : “Ce ne sont pas les ruptures qui comptes, ce sont les moments de réparation.”
En vérité, même si je commençais à percevoir là où mon comportement envers Philip avait pu être indélicat, je me sentais aussi profondément blessée par les mots qu’il avait employés, qui me semblaient complètement disproportionnés par rapport à la situation.
“Si c’est ce qu’il pense de moi, il est impossible que nous restions amis” ; Voilà ce que je pensais.
Quand finalement l’occasion s’est présentée d’échanger et de prendre le temps de regarder ensemble ce qui s’était passé, j’y suis allée avec peu d’illusions.
A ce stade, l'important pour moi était surtout de lui partager combien ses mots m’avaient fait souffrir. Je n’attendais pas grand chose, j’avais juste besoin qu’il sache.
J’ai commencé à parler, et à un moment, je me suis retrouvée bloquée. Je ressentais beaucoup de colère, j’avais du mal à parler, je n’arrivais même plus à le regarder dans les yeux.
Ça a été le premier moment “magique” de cette conversation. Il a pu rester là avec moi, le temps nécessaire pour que la vague de confusion passe et que je retrouve la capacité à m’exprimer.
Il est resté à m'écouter, et j’ai pu verbaliser que je ne pensais pas que ce qu’il me reprochait était vraiment des transgressions, mais plutôt que j’avais dit des choses qu’il n’était pas prêt à entendre.
Cette étape m’a permis d’être capable de reconnaître que je voyais que je l’avais aussi blessé. J’ai pu vraiment ressentir le mal que ça lui avait fait, et lui dire que j’en étais désolée.
il y eu un deuxième moment clé dans notre conversation. Il m’a demandé si j’allais le frapper.
J’ai été désarçonnée. Pour moi, exprimer ma colère, c’était évident que ça ne voulait pas dire que je voulais le frapper.
Mais j’ai entendu combien il avait peur de moi.
Et le simple fait qu’il puisse nommer sa peur à voix haute, ça a changé quelque chose.
Après ça, nous avons recommencé à marcher, et la conversation a commencé à couler plus naturellement.
Il a ensuite pu me partager ce qui s’était passé en lui, des choses dont il avait pris conscience depuis, et qu’il n’avait pas encore dites à voix haute. Et ce qu’il m’a partagé m’a permis de comprendre pourquoi il avait réagi avec autant de violence, quel était cet endroit plus que sensible que j’avais touché sans le vouloir.
J’ai commencé à y voir clair, et à voir aussi combien ce n'était pas moi qui était vraiment en cause. J’ai pu commencer à me détendre, et à lui faire confiance, parce que je le voyais plus nettement tout d’un coup.
Et il s’est senti vu, et nous avons pu recommencer à devenir amis.
Et maintenant, voici ce que Philip a partagé de son expérience.
Comment Philip a abordé le travail de réparation
Quand Philip a lu ce que j’ai écrit sur combien regarder mes propres transgressions avait été difficile au début, ça a beaucoup résonné avec sa propre expérience.
Ca a été la même chose pour moi, j’étais certain que je ne commettais pas de transgressions envers les autres. Je crois que c’est une des principales raisons pour laquelle des transgressions sont commises, le fait qu’on n’ait pas conscience d’en commettre au moment où ça arrive. Elles arrivent comme un chiot qui ne sait pas ce qu’il fait, mais qui fait mal !
Ca a été une forme de révélation pour lui quand il a vu, dans le cadre de notre formation avec Thomas Hübl, des gens qui étaient capable de reconnaître ce qu’ils avaient fait, endossant la responsabilité de leurs actions et de la souffrance qu’elles avaient pu causer.
C’était tellement incroyable que ça m’a donné l’énergie d’ouvrir les yeux et de regarder au-delà de mes constructions mentales qui me permettaient de croire que je ne commettais pas de transgressions.
C’est là qu’il a pu commencer à voir ce qui se passait en lui.
En fait je ne ressentais pas la douleur de l’autre, ce que je ressentais c’était ma propre douleur, et je me présentais des excuses à moi-même au nom de l’autre. De cette manière, une connexion sincère ne pouvait pas s’établir, et l’autre ne pouvait pas entendre mes excuses.
Il s’est rendu compte que lorsqu’il disait qu’il était désolé alors qu’il ne le pensait pas vraiment, ses mots n’avaient pas de portée. Les gens sentent si vous êtes sincères ou pas.
Et lui aussi a pu entrer en contact avec sa propre confusion autour de la transgression.
Oui ! La confusion déguisée en pensées comme quoi c’est moi qui ai raison, la confusion pleine de pensées de blâme envers l’autre, combien c’est l’autre qui m’a forcé, je ne pouvais pas faire autrement, combien en fait tout est de la faute de l’autre.
Il s’est rendu compte combien ces pensées le rendaient plus petit, le faisant renoncer à sa responsabilité au profit de l’autre.
Le fait de blâmer l’autre lui enlevait sa capacité d’autodétermination.
Comment Philip a vécu notre conversation
Quand nous avons commencé à parler, et que j’ai partagé combien ses mots m’avaient blessée, voilà ce qu’il a ressenti.
C’était nouveau, je ne me suis pas senti blâmé, j’ai simplement écouté quelqu’un qui éprouvait de la douleur. Ecouter quelqu’un qui parle de son expérience n'a rien de comparable avec écouter quelqu’un qui me dit ce que je devrais ou ne devrais pas faire.
Auparavant, écouter la douleur de l’autre lui faisait peur, et il essayait d’y échapper, en disant des chose comme :
Ce n’est pas si grave, ça va passer.
Là il a pu simplement dire :
Oui, c’est beaucoup !
Et quand j’ai commencé à être submergée par la colère, et qu’il a pu rester avec moi, pour lui aussi ça a été aussi un moment clé.
Ca a été magique pour moi aussi, en même temps qu’effrayant. Ca peut paraître stupide, mais en tant qu’homme blanc, je suis terrifié par les femmes en colère. Surtout les noires. Le dire, l’écrire, ça me fait peur, le fait de l’avouer. J’ai peur, parce que je sais qu’au fond elles ont raison ! Leur colère, leur douleur est vraie ! Et les hommes blancs comme moi ont été et sont responsables. Dans une perspective collective c’est parfaitement logique. Au niveau individuel, ça génère la ‘fragilité blanche”, parce qu’aucun individu ne peut porter seul autant de trauma et de douleur.
A ce moment, c’est là que j’ai pu écouter, apprendre, et ne pas tout prendre personnellement, tout en ressentant vraiment les choses.
Et à son tour, il a pu présenter ses excuses pour le mal qu’il m’avait fait, avec sincérité.
J’ai pu moi aussi dire que j’étais désolé de ce que j’avais fait. J’ai pu reconnaître que je l’avais blâmée et que je l’avais blessée du fait et à la place de combats anciens à l’intérieur de moi. J’ai pu reconnaître qu’elle avait été un punching ball pour mes projections. Bien sûr quand c’est arrivé, quand j'écrivais des messages Whatsapp comme un sniper, je ne m’en rendais pas compte. Je pensais que je remettais les frontières au bon endroit. Mais ce n'était pas vrai, ce que je faisais c’était blesser une amie.
Pourquoi ? Je crois que je n’avais pas la capacité d’être vulnérable. C’est une question qui me hante : à quel moment je suis vraiment en colère contre l’autre, ou bien c’est juste que c’est trop dur de regarder à l’intérieur de moi-même ? C’est souvent plus facile de faire porter le chapeau à l'autre. Chez moi, cette attitude de blâmer l’autre, c’est un signe clair que j’ai peur, et que je suis en train d'essayer de ne pas prendre mes responsabilités, parce que je suis submergé.
Le moment où il m’a demandé si j’allais le frapper à été très important pour lui.
A ce moment-là, il ne s’agissait plus de discussions théoriques sur le racisme et l’intersectionnalité au sujet des interactions entre un homme blanc et une femme noire. C’était un process dans la vraie vie.
Nous étions tous les deux ouverts et prêts à laisser une nouvelle version de cette histoire émerger. Plein de fois auparavant, j’avais ressenti cette peur, mais je ne l'avais jamais verbalisée, parce que le dire à voix haute me faisait peur. Je serai parti, je n’étais pas prêt. Mais ce jour-là j’étais prêt. Ca a tout changé, parce que j’ai reçu une réponse immédiate : “Non je ne vais pas te frapper.” Et j’ai pu avoir confiance. J’ai aussi vu qu’elle voyait combien ma peur était réelle, et ça a renforcé notre connexion.
Ce que j’ai appris
- Par le remords, dit Hermione. Il faut ressentir profondément le mal qu’on a fait. Et il y a un détail annexe. Apparemment, la douleur éprouvée est telle qu’elle peut te détruire. J’imagine mal Voldemort tentant l’expérience, et vous ?
Harry Potter et les reliques de la mort #7 - J. K. Rowling
Il faut être deux pour faire ce travail.
Je peux regarder à l’intérieur de moi, prendre mes responsabilités et assumer mes transgressions.
Mais la réparation se fait dans la relation, en relation. Ça nécessite que les deux parties soient ouvertes et prêtes à accueillir l’expérience de l’autre.
Je ressens de la gratitude que nous ayons pu faire l'expérience de ce puissant moment de réparation ensemble.
Et je ressens de la tristesse pour toutes les occasions où je ne suis pas encore prête à faire ce travail. Et encore plus de tristesse pour les fois où l’autre n’est pas prêt, et ne le sera peut-être jamais.
Si je me replace dans le contexte plus large des traumas collectifs, j’en ressors à la fois pleine d’espoir et pleine d’humilité.
Ca me donne de l’espoir de penser que c’est possible d’appliquer cette expérience à des situations collectives. Et ça me rend très humble de réaliser le travail que cela demande, au niveau individuel comme collectif.
Plus le mal fait est grand, plus il faut de courage pour le regarder en face.
En qu’en a retiré Philip ?
Ses mots parlent d'eux-mêmes.
Je ressens tellement de gratitude, ça semblait un gouffre infranchissable et nous avons trouvé un pont. Ça me donne tellement d’espoir, que la réparation soit possible. Que les gens puissent poser des ponts au-dessus de gouffres creusés il y a des siècles. Si nous nous connectons à l’autre et écoutons, on peut retisser la toile de l’humanité.