[26] Dirty Dancing : film pour midinettes cachant un brûlot féministe.
Quand votre film romantique préféré s'avère être un film féministe déguisé.
Le mois de mars est le mois de la journée internationale du droit des femmes et le mois de mon anniversaire… J’ai donc décidé d’en faire un mois anti-sexiste et d’aborder dans tous mes articles et chroniques du mois des questions en lien avec la misogynie, le sexisme et l’oppression faite sur les femmes…
Si on me demande de faire un top 10 de mes films favoris, beaucoup de réponses varient selon l’humeur du moment, parce que je trouve très dur de ne choisir que dix films et que donc je me retrouve toujours avec une liste qui représente plus mon humeur du moment que mes goûts en général. Malgré tout, il y a des films qui seront rarement oubliés dans ce top et, depuis l’enfance, Dirty Dancing fait partie de ces films.
J’en ai parlé quand je parlais d’Oz, ma vision des fictions que j’apprécie a tendance à évoluer avec le temps, à s’affiner, voire à changer. Mon amour pour Dirty Dancing n’a jamais baissé, mais comme pour tout le reste, certaines choses ont évolué… Et pour le coup, ma raison d’aimer le film est devenue plus claire avec le temps, grâce à tout un tas de choses que je n’avais pas vraiment perçue à la première (ou dizaine de premières) vision et qui aujourd’hui me semblent centrales au film.
(I’ve Had) The Time Of My Life
Si je vous demande de citer des films romantiques des années 80, il y a de grandes chances que Dirty Dancing soit dans la liste. C’est un de ces films qui sont devenus presque un symbole du film “pour filles”. Le genre de films qu’on regarde quand on se fait plaquer (comme dans le pilot de la série The New Girl) ou qu’on utilise comme fausse histoire de premier amour (comme Barney dans How I Met Your Mother). Globalement c’est un film qui fait partie de la culture populaire et qui représente le film romantique par excellence1.
Et je comprends pourquoi. Dirty Dancing est un film romantique particulièrement réussi. L’histoire est classique : une adolescente passe l’été avec sa famille dans un village de vacances huppé et y rencontre son premier amour, un prof de danse talentueux. Leur histoire secoue toute la petite communauté et remet en question les schémas de pensées de leurs proches.
Globalement, tout est fait pour que Dirty Dancing touche notre corde sensible : le soundtrack est incroyable (je vous conseille de l’écouter, y a même une chanson par Patrick Swayze qui avait visiblement tous les talents), les paysages idylliques, les scènes de danse super et y a même un montage type années 80 quand l’héroïne apprend à danser.
Le casting est parfait. Malgré des rumeurs de mésentente (et il y en a pour tous les films et séries centrées sur un couple donc bon), Patrick Swayze et Jennifer Grey ont une alchimie qui brûle l’écran. Et ils incarnent à la perfection la trope bad guy / good girl qu’on aime tant. Les personnages secondaires sont très réussis et on peut même trouver Kelly Bishop en sorte d’Emili Gilmore light, ce qui est toujours un plaisir.
Et tout est fait pour titiller notre nostalgie, le film se situe dans les années 60 sans aucune raison à part nous donner ce petit goût hors du temps. Globalement, le tout est un vrai petit bonbon qu’on peut dévorer en débranchant complètement son cerveau et en se laissant porter par les émotions, un moral booster du tonnerre que je recommande pour les longues soirées d’hiver.
She’s Like The Wind
Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais les romances c’est vraiment pas mon truc. Je trouve la plupart des comédies romantiques insupportables à regarder et je peux compter sur les doigts d’une main les films faisant partie de ce genre que j’apprécie vraiment et que j’ai vus plusieurs fois. Et plus je vieillis, pire c’est, parce que moins j’arrive à passer outre le sexisme qu’il y a souvent dans ces films. Et j’ai aussi du mal avec les films qui, sans être des comédies romantiques classiques, sont centrées sur l’histoire d’un couple. Il faut que le film soit de très bonne qualité et sorte des tropes du genre pour que je l’apprécie. (et c’est pas une question d’intellectualisme. Soyons claires, les slashers et les teens movies des années 80-90 sont des types de films que j’adore et dont j’accepte même les éléments médiocres… je ne suis juste pas quelqu’un de très romantique, j’imagine.)
Du coup, avoir Dirty Dancing dans mon top 10 des films préférés et prendre toujours autant de plaisir à le regarder aujourd’hui qu’il y a 30 ans, c’est plutôt surprenant. Autant pour Princess Bride je peux me cacher derrière l’humour et l’aspect décalé du film, autant pour Dirty Dancing, pendant longtemps, je ne voyais que l’aspect romantique et me disait que c’était une sorte d’exception à mes goûts habituels.
Et puis un jour j’ai regardé le film et je me suis dit que bon, en fait y avait quand même des raisons assez claires de pourquoi j’aimais autant ce film (et qui n’avaient rien à voir avec le charme de Patrick Swayze même si, oui, je ne mentirai pas, c’est un facteur). Bébé, notre héroïne, est aussi la narratrice du film (enfin au début, pour nous poser le décor, et plus du tout après si je me souviens bien…). Elle se présente littéralement comme ça :
C’était le plein été en 1963, tout le monde à cette époque m’appelait Bébé et ça m’amusait. C’était avant l’assassinat du président Kennedy, avant l’avènement des Beatles. J’étais une fan du mouvement pour la paix et mon père était l’homme le plus formidable du monde. Nous allions passer les vacances à la pension Kellerman.
(En Anglais elle ne dit pas qu’elle est “fan du mouvement pour la paix” mais qu’elle “avait hâte de pouvoir s’engager dans les Peace Corps”, légère différence. La V.O. est globalement plus intéressante comme souvent.)
Donc dans les premières trois minutes du film l’héroïne se présente comme une social justice warrior. Et je me demande pourquoi ce film a une place aussi importante dans mon cœur ?
Bébé est un personnage assez détonnant pour un film romantique. Oui elle est jeune et inexpérimentée, mais c’est loin d’être une grande romantique qui cherche l’homme parfait, ou une mégère qui n’attend que d’être apprivoisée (en général les deux choix qu’on a dans ce type de fictions). Elle est un personnage qui se définit avant tout par son besoin de justice et c’est ce qui la guidera durant tout le film. C’est comme ça qu’elle s’introduit (un peu de force) dans la vie de Johnny (Patrick Swayze) et de sa compagnonne de danse Penny (Cynthia Rhodes), quand elle apprend que Penny doit avorter mais que le seul soir où le médecin peut venir l’avorter (de façon illégale bien sûr, on est en 1963), le duo doit performer un numéro à un hôtel de la région et qu’ils ne peuvent pas financièrement se permettre de ne pas le faire.
Durant tout le film ce qui la porte c’est de vouloir aider les autres, combattre l’injustice et faire bouger les lignes. Elle qui vient d’un milieu très privilégié et est très idéaliste apprend beaucoup sur la vraie vie durant cet été et c’est loin d’être toujours folichon. Sa relation amoureuse avec Johnny découle complètement de son positionnement de combattante de la justice sociale. Si leur relation n’est pas du tokenisme, dans le sens où elle n’utilise pas Johnny pour se donner des airs de féministe anti-classisme par exemple, pour autant leur relation est bien liée à tout ça, au besoin de Bébé a de sortir de son carcan et de pouvoir imaginer une autre société.
C’est drôle parce que c’est un personnage qui, à côté de ça, nous est décrit comme plutôt tranquille. Elle est surnommée “Bébé” parce qu’elle a encore la place d’adolescente dans sa famille et sa sœur, bien plus exubérante qu’elle, prend toute la place. Bébé c’est la petite souris de bibliothèque pleine de convictions qu’on imagine devenir avocate mais pas comme une combattante sur le terrain, les mains dans le cambouis. Pourtant, elle va sur le terrain plus d’une fois pendant cet été et surprend tout le monde en refusant de rester dans cette boite. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de la storyline avec son père, qui prend très mal de découvrir que sa fille n’est pas juste la petite fille sage et naïve qu’il imaginait. (Il y a une super tirade Bébé à son père d’ailleurs, une scène d’émancipation très bien écrite).
Au cours du film, Bébé est souvent “call out2” comme on dit dans les milieux féministes par Johnny, son cousin, et Penny, qui la remettent régulièrement à sa place de jeune femme privilégiée quand elle essaie de leur infliger de l’aide ou qu’elle a un discours complètement éloigné de leur réalité. Mais Bébé elle-même call out tous les hommes de sa vie durant le film, c’est à dire Johnny et son père, et de façon vraiment pertinente.
Du coup je me demandais pourquoi j’aimais autant ce film, n’étant pas du tout une fan des comédies romantiques à la base. Pourtant c’est le genre de films que depuis l’enfance je revois tellement régulièrement que j’ai complètement perdu le compte du nombre de visionnage. Et pendant longtemps j’ai cru que j’aimais ce film à cause de son personnage principal : Baby.
Personnage fort avec fort caractère. Pas une extravertie, plutôt celle qui passe inapperçu mais forte volonté de justice qui la pousse à sortir de son rôle habituel pour aider. Me suis reconnue en elle forcément.
En fait, c’est un personnage féministe. Elle rêve de rejoindre les Peace Corps, elle veut aider. Elle est toute jeune et d’un milieu privilégié mais ne juge pas et cherche juste à apporter son aide. Elle est loin du cliché du personnage principal de comédie romantique à la Katherine Heigl (?). Globalement, ce qui est central à cette histoire c’est plutôt sa volonté de changer le monde et de refuser le statu quo, sa relation amoureuse avec Johnny en découle et en fait partie. Elle lâche pas l’affaire et call out les hommes de sa vie (son père, Johnny). Elle n’hésite pas à y aller franco dans ses interactions avec à peu près tous les personnages et passe son temps à se battre pour ce qu’elle pense être juste.
Globalement, Bébé c’est le type de personnes que j’ai toujours voulu être… (sauf qu’elle, en plus, elle sait danser)
Be My Baby
A première vue la relation amoureuse entre Bébé et Johnny ressemble à une trope très (trop ?) utilisée de mauvais garçon / gentille fille. Il est le rebelle qui vient du milieu populaire, sait danser et assume sa sexualité. Elle est la fille à papa première de classe qui veut toujours bien faire. Très honnêtement c’est un cliché de fiction que j’apprécie plutôt et je ne nie pas que ce soit bien une des facettes de ce couple.
Sauf que ça ne s’arrête pas là. Très vite, on se rend compte que ce qui se trouve au centre de la relation de Bébé et Johnny c’est plus leur différence de classe (lui pauvre, elle riche) plutôt que leur différence de comportement. En réalité, le film nous montre très vite que la vraie rebelle, c’est Bébé. Elle est celle des deux qui fonce dans le tas et brise tous les codes. Lui aurait plutôt tendance à être passif et accepter la case dans laquelle on l’a mis… Ce qui est logique puisqu’il en est la victime là où elle fait partie de la classe dominante et n’a sûrement jamais vraiment été victime de quoi que ce soit. C’est plus facile d’être une rebelle quand tu sais que tu as du pouvoir. Là où Bébé est dans des enjeux éthiques qu’elle veut défendre, Johnny est dans des enjeux de survie qu’il doit naviguer au mieux.
Et le plus intéressant, c’est que c’est verbalisé. Bébé et Johnny parlent de ces différences entre eux. Ils confrontent leurs expériences. Johnny lui explique les réalités de sa vie, pourquoi il ne peut pas se rebeller comme elle voudrait qu’il le fasse.
Cette dynamique de couple est particulièrement intéressante et surprenante pour une comédie romantique considérée comme relativement standard… Mais il y a plus ! Dès qu’on gratte un peu le vernis du bonbon romantique du film, on se rend compte qu’il n’y a pas un seul personnage du film qui n’affronte pas des enjeux de domination. Tous les personnages secondaires ont des storylines qui abordent des enjeux sociaux, d’une façon ou d’une autre.
Sont abordés dans Dirty Dancing :
le droit à l’avortement à travers Penny, la partenaire de danse de Johnny
les agressions sexuelles à travers Lisa, la sœur de Bébé
la domination de classe, à travers Johnny, Penny mais aussi le mec de la sœur de Bébé et le fils du patron de l’hôtel qui eux dominent allègrement pendant tout le film puisqu’ils sont de classes dominantes
le travail du sexe à travers la cliente dont le mari paie Johnny pour des “leçons” de danse
le classisme à travers de la relation entre Johnny et le père de Bébé qui ne communiquent pas pendant tout le film à cause de cette oppression
Certains de ces thèmes sont vraiment traités en fond (comme l’agression sexuelle que subit la sœur de Bébé, qui est principalement là pour montrer à quel point son mec est une raclure), mais d’autres sont centraux au film (comme la domination de classe et comme le droit à l’avortement). D’ailleurs je n’ai trouvé nulle part de mention de groupes réacs qui auraient reproché à Dirty Dancing d’être pro avortement, ce qui pour moi montre encore une fois qu’ils ne comprennent pas les œuvres qu’ils voient. Parce que le discours du film sur l’avortement est très clair.
Ce qui est drôle c’est que pendant longtemps j’ai trouvé que Johnny et Penny étaient très durs avec Bébé au début du film. Ils la rejettent, refusent son aide et n’ont aucune patience avec elle. Alors qu’une fois qu’on remet l’histoire dans son contexte, il s’agit d’une des clientes de l’hôtel, une gamine ultra privilégiée qui n’y connaît rien à la vie, qui débarque et essaie de leur infliger leur aide à tout prix en les forçant à lui faire confiance. Et si Bébé n’est pas du tout une donneuse de leçon et le fait qu’elle écoute, ne juge pas et soit vraiment de bonne volonté fait qu’ils finissent par vraiment compter sur elle et l’apprécier, je dois avouer que la façon dont elle débarque en monde social justice warrior à fond est un peu crispante quand on réalise la réalité de la vie de ces deux personnages.
Hungry Eyes
Mais du coup, c’est quoi comme film Dirty Dancing ? Comment on en est arrivé à avoir autant de discours woke dans un film romantique phare des années 80 ?
Je ne pense pas que le réalisateur soit vraiment la raison de ce mélange de thèmes. Pour vous situer, Dirty Dancing a été réalisé par Emile Ardolino… Qui est connu pour avoir aussi réalisé Sister Act. Donc visiblement pas le réalisateur le plus engagé qui existe. Par contre, la scénariste, Eleanor Begstein se serait inspirée de sa propre vie. Et donc elle écrit une comédie romantique avec de vrais personnages féminins et inscrits dans une vraie réalité avec de réels enjeux. Pas un film qu’on pense que les femmes veulent voir, mais un film qui parlera vraiment au public.
Il y a aussi une réalité : les films “légers” des années 80 et 90 étaient souvent parsemés de thèmes un peu plus profonds qu’il n’y paraît. Les Goonies (un autre film de mon enfance) a comme bad guys suprême des promoteurs immobiliers qui veulent expulser tout un quartier, et ils sont vus comme plus flippants que la famille de mafieux qui torture et essaie de tuer le groupe de gamins pour leur voler le trésor. Footlose (que j’ai vu pour la première fois à Noël dernier et qui m’a beaucoup surprise) est loin d’être juste un film sur la danse, on y parle émancipation de toute une génération, deuil et pauvreté. Le personnage principal féminin, en plus d’être hautement suicidaire se fait littéralement tabasser par son petit-ami quand elle le quitte. Et on parle de Forrest Gump dont les deux personnages secondaires principaux meurent du SIDA pour l’une et affrontent le PTSD et la dépression sévère pour l’autre ?
Beaucoup de ces films vus comme des feel good movies pointent des réalitées sociales loin d’être jolies et parfois même les verbalisent, comme dans Dirty Dancing. C’est quelque chose qui a changé j’ai l’impression à l’arrivée des années 2000. J’ai l’impression que ces deux dernières décennies les films familiaux, les films romantiques, les comédies et comédies musicales ont perdu un peu de leur aspect social. J’ai l’impression qu’on n’a plus que la saccharine et aucun aspect social. On vise l’évasion, on vise un monde où on sait que rien n’est jamais vraiment grave, plutôt que de viser quelque chose rappelant trop la réalité. Et je trouve ça vraiment dommage parce que, je pense que vous commencez à le comprendre, j’aime quand la fiction permet aussi d’aborder des sujets éthiques et sociaux d’une façon ou d’une autre.
j’ai d’ailleurs eu la chance de pouvoir le voir au cinéma sur une soirée “filles” organisée par le cinéma de ma ville. La soirée c’était : démonstration de zumba puis Dirty Dancing. La salle était remplie de meufs, une poignée de mecs (dont un de nos amis à ma soeur et moi qui était en mode “bon je suis là parce que j’ai rien à faire” et qui est ressorti plus hypé par le film que nous). Globalement y a des chances que si je vous dit “soirée entre filles typique” et que je vous demande une liste de films à regarder, Dirty Dancing soit dedans.
Un call out dans les milieux militants c’est en gros quand on rappelle à l’ordre quelqu’un qui agit de façon toxique, pas éthique. Y a de vraies choses à dire sur la culture du call out, et particulièrement du call out public, mais personnellement je suis toujours reconnaissante quand mes proches me pointent du doigt un comportement déconnant.
Les années '80 sont caractérisés (entre autres choses) par l'apparition d'une grande vague sociale (voire socialiste) dans le monde. C'est, sociologiquement, le ruissellement des mouvements sociaux des années '70 (mouvement pour la paix, émancipation ( :-) ) de la femme, prise de conscience écologique, auto-gestion, reconnaissance des altérités ...). Ce ruissellement est "porté", en France, bien évidemment par la classe politique (notamment par Robert Badinter), les philosophes (Michel Foucault, Gilles Deleuze ...), les sociologues (Pierre Bourdieu, Alain Touraine...), les économistes (François Chesnay, Bernard Maris, Geneviève Azam...). Il est assez logique que nous retrouvions cette "vague" comme socle socio-culturel des œuvres produites durant cette période. De plus, Dirty Dancing se déroule en 1963 et, pour moi, ce n'est pas que pour le côté "rétro", cette décennie étant celle de la contestation. En 1989, la chute du mur de Berlin sanctifiera le modèle social du capitalisme libéral (à ne pas confondre avec le "capitalisme social" ;-) ) et les œuvres produites après, et surtout celles des "Major", reflètera le monde libéral comme celles des années '80 reflétaient les idéaux sociaux. Accessoirement, le libéralisme n'étant pas réputé pour son humour nous vivons une époque formidable :-)