En mai 2011, quand Dominique Strauss-Kahn (DSK) a rendu les médias français et internationaux complètement frénétiques en étant la cible d’accusations de viol, j’étais au pair à Lisbonne. Bien sûr on entendait parler de l’affaire au Portugal, mais je ne regardais aucun journal télévisé, aucune chaine d’information et je piochais chaque jours quelques articles à lire pour suivre l’actualité un peu de loin, et donc je n’ai pas vraiment vécu l’emballement médiatique autour de cette histoire.
Récemment je regardais une vidéo de Blast (un super média) qui faisait un portrait de DSK et ils ont cité un podcast qui revenait sur l’affaire du Sofitel et qui faisait une analyse post #MeToo de l’affaire en général et de son traitement médiatique en particulier. Ce qui m’a particulièrement donné envie d’écouter ce documentaire en huit épisode c’était que c’était fait par deux journalistes qui avaient couvert l’affaire à l’époque, deux femmes. Pour écouter le podcast, c’est ici.
Another One Hits The Dust
Honnêtement, elle m’est un peu passée au-dessus de la tête, cette affaire du siècle. Quand DSK a été accusé de viol, ma réaction a été de me dire “encore un !” et de passer à autre chose. J’étais à l’époque en plein dans mon année à Lisbonne et j’avais décidé pour un an de ne plus trop m’occuper de ce qui se passait à l’extérieur. Du coup, je suivais les infos de loin et avec un prisme un peu différent, du fait qu’au Portugal les informations qui prenaient le centre de l’attention n’étaient pas forcément les mêmes (à ce moment là, par exemple, il y avait une grosse crise économique au Portugal). Ma patronne était journaliste française au Portugal pour l’AFP, et donc on discutait en fait beaucoup d’actualité, mais principalement d’actualité portugaise.
D’ailleurs, même ma patronne ne m’en a pas tellement parlé de DSK à l’époque. Je me souviens qu’on avait un peu discuté de ce que c’était pour les journalistes un moment de scoop potentiel comme ça et de comment la compétition fonctionnait entre elleux pour débusquer la meilleure info sur le sujet qui faisait scandale à un moment T. Elle m’avait dit que c’était clairement un moment historique, mais plutôt du genre “c’est un homme politique français important, ça va recalibrer tout le paysage politique”, pas au niveau de l’impact sur les violences sexuelles et sexistes (qu’on ne nommait même pas encore vraiment comme ça à l’époque).
Honnêtement, j’ai vite mis cette affaire de côté et pas du tout compris l’impact mondial que ça avait. J’ai compris quelques semaines plus tard, quand à l’occasion d’une visite d’une amie et de sa mère à Lisbonne, au restaurant, le sujet a été évoqué. Moi je n’avais pas grand chose à dire dessus, j’étais mode “oui bon encore un”, la mère de ma copine, elle, par contre, avait un avis très formé sur la question.
C’est pendant ce dîner que j’ai découvert que beaucoup de gens pensaient que cette histoire était un complot pour détruire la carrière de DSK. Sur le moment j’ai pas dit grand chose, je ne connaissais rien à l’histoire, mais ça me semblait déjà un peu tiré par les cheveux honnêtement.
Mais surtout, ce qui m’a surprise, c’est la réaction épidermique que la mère de mon amie a eue. Je pensais qu’on parlait d’un sujet d’actualité lambda, qui en plus pour moi était fini depuis un moment, et je me suis retrouvée face à une réaction émotionnelle très chargée au point où j’ai cru que le repas allait s’arrêter là et qu’il a fallu que je désamorce avec délicatesse.
Je ne sais pas si c’est à cause de mon éloignement ou si c’est parce que dans l’absolu j’ai toujours eu un avis assez terre à terre sur ce genre d’affaires, mais encore aujourd’hui je suis très surprise de voir à quel point l’affaire DSK continue de faire réagir les gens. Malgré plus d’une décade qui a passé, malgré #MeToo qui a quand même révélé beaucoup de choses à ce sujet, malgré le travail acharné des féministes pour que les violences sexistes et sexuelles soient reconnues, parler de l’affaire DSK en société reste un vrai champ de mine. A un point où je ne m’y aventure plus depuis que quelqu’un que je respectais beaucoup s’est mis à me sortir les pires arguments pour me prouver que c’était pas une vraie histoire (“mais c’est une prostituée !”, “mais elle a accepté de toucher l’argent plutôt que de faire le procès !”, “mais elle est trop moche pour attirer un mec comme DSK !”, etc…).
The Show Must Go On
C’est fou, avec du recul (mais même à l’époque je ne comprenais pas), comment l’affaire a très vite été inversée, et comment elle est donc restée inversée dans l’imaginaire collectif depuis : très vite, on n’a plus parlé vraiment du crime et du criminel, mais de la victime, qui nous était présentée elle-même comme une criminelle (quitte à lui inventer un passé de travailleuse du sexe qui n’a jamais été prouvé) et une mauvaise victime (moche, pas éduquée, ne parlant pas assez bien anglais pour exprimer correctement ses sentiments, menteuses). Au point où, je l’ai appris dans le podcast comme plein d’autres choses dont je vais parler aujourd’hui, le procureur qui devait porter son affaire contre DSK s’est mis à jouer contre elle.
Les journalistes ont suivi et entretenu l’axe narratif donné par DSK et ses proches : cette femme était une menteuse qui voulait extorquer de l’argent à DSK. Au point où on lui a inventé une conversation enregistrée où elle l’aurait admis (et qui en fait était mal traduite). Au point où le procureur a refusé de porter l’affaire et qu’elle a donc dû passer au civil (et non pas comme tout le monde me le dit depuis qu’elle a choisi de porter l’affaire au civil, incroyable comme en plus on lui fait porter la responsabilité, comme une preuve de plus que ça n’était pas une assez bonne victime, alors que ça n’était pas de son fait). Au point où on a trainé son nom dans la boue, souvent en interviewant des gens qui ne la connaissaient pas du tout, pour dire à peu près tout et n’importe quoi contre elle tant que ça pouvait confirmer l’innocence de ce pauvre petit DSK.
Imaginez quand même que, comme je n’avais jamais fait de recherche au sujet de cette affaire et uniquement appris les choses soit dans quelques articles, soit dans ce que les gens me disaient de l’affaire, j’ignorais complètement qu’elle avait été blessée pendant le viol et que ça avait été constaté. Ou que son témoignage n’avait jamais varié et qu’elle était en fait une victime tout à fait crédible, qui en plus avait tout de suite dénoncé ce qui lui était arrivé. Je ne vais pas lister tout ce que j’ai découvert dans le podcast sur l’affaire en elle-même, mais j’ai trouvé que les deux journalistes font un sacré travail pour détricoter les fausses idées qu’on a dessus et faire revenir la vérité au premier plan. Avant même leur travail sur le traitement médiatique, cette partie de leur podcast en soi est déjà salvatrice.
You Don’t Fool Me
Ce qui est intéressant avec du recul c’est que les ficelles sont grosses, les incohérences hallucinantes. N’importe qui ayant les faits sous les yeux ne peut que se demander comment cette affaire a pu autant dégénérer.
Et oui, Marine Pradel et Anne-Cécile Genre (les deux journalistes qui ont fait le podcast) montrent bien qu’une des armes qu’avait DSK (et son entourage) pour dézinguer à ce point la plainte de Nafissatou Diallo, a été les médias. Et les médias ont complètement plongé. Il n’y avait plus aucune déontologie valable, plus aucune éthique valable, il fallait juste faire du buzz, trouver de l’information, même si elle était approximative, même si elle était fausse, et bien sûr pour ça le meilleur moyen de le faire c’était de suivre cette storyline de la mauvaise victime. Parce que qui veut entendre parler d’une pauvre femme de chambre qui a été violée par un homme puissant ? C’est déprimant, ça ne tient pas l’information en haleine. Par contre, une femme manipulatrice qui essaie de faire tomber un homme puissant, là on tient quelque chose.
Ce documentaire en huit épisodes est fascinant mais personnellement il m’a laissé un goût amer dans la bouche. Parce que, tout l’argument est quelque part que depuis #MeToo est passé et que, quelque part, ça ne se passerait plus comme ça… Et j’aimerais y croire. J’aimerais vraiment croire que si aujourd’hui le directeur du FMI était accusé de viol par une femme de chambre d’hôtel de luxe, les médias, et nous le public, verraient l’affaire pour ce qu’elle est : une énième affaire horrible de viol par un homme puissant.
Mais est-ce qu’on a autant avancé que ça ? Permettez-moi d’en douter. Ces dernières années, l’affaire Johnny Depp nous a montré qu’on n’avait absolument pas avancé sur le traitement médiatique, et sur la compréhension de ces questions. De nouveau, les mêmes grosses ficelles. De nouveau, l’axe narratif de la mauvaise victime. De nouveau, les médias, mais aussi les réseaux sociaux, s’emparent de l’affaire avec frénésie et refusent de prendre un pas de recul pour la voir pour ce qu’elle est. Au lieu d’interroger des experts, tout le monde y va de son petit avis, tout le monde juge la victime, Amber Heard, et décide qu’elle n’est pas une victime parfaite, donc elle ne peut pas être victime. Alors même qu’il y a des preuves. Alors même qu’il y a des témoignages. Alors même qu’il y a des textos de Depp envoyé à des amis. Alors même que pendant le procès l’attitude de Depp ne laisse aucun doute.
C’est la victime qui de nouveau est crucifiée. Et de nouveau, les gens parlent de l’affaire avec des certitudes qui ne s’appuient absolument sur rien (j’ai assez opposé les faits à ces certitudes durant de nombreuses conversations pour le savoir). De nouveau, tout devient un argument contre la victime et pour l’abuseur. Quels que soient les faits, on s’en fout, ce qui nous intéresse c’est d’avoir une histoire d’une femme qui a manipulé un pauvre homme puissant… Parce que bon, l’histoire d’un homme puissant qui violente sa femme ça n’intéresse pas assez, pas assez croustillant.
La différence fondamentale c’est qu’on a déjà commencé à débunker l’affaire Depp. Il y a déjà des articles, des livres, des documentaires qui montrent comment il a utilisé les médias pour manipuler l’opinion publique et pour détruire sa victime un peu plus. Au moins, on n’a pas à attendre 12 ans pour que ça arrive, peut-être que c’est ça l’effet #MeToo pour le moment. On n’échappe pas à l’horreur des situations, mais on les comprend mieux.
Finalement, une chose est à noter quand même. Tout le monde ne s’est pas fait avoir à l’époque de l’affaire DSK. Je me souviens d’avoir discuté avec plusieurs personnes qui étaient du même avis que moi à l’époque. De même, tout le monde ne s’est pas fait avoir avec l’affaire Depp, même si on avait l’impression d’être noyé·es dans une mare de haine contre Amber Heard, on a été nombreuses et nombreux à prendre la parole, à pointer du doigt les failles, à montrer qu’il y avait là un storytelling d’abuseur et absolument aucune preuve d’innocence.
Bien qu’on soit souvent dans la minorité, j’ai quand même l’impression qu’on est de plus en plus à ne plus se laisser avoir. A voir les ficelles. Cet hiver quand l’affaire Depardieu est ressortie, j’ai eu l’impression qu’il y avait un vrai shift (bon, le fait qu’il soit plutôt antipathique à plein de gens aide j’imagine) et les techniques que sont entourage a essayer de mettre en place ne sont pas vraiment passées. Il y a quelques mois, PPDA s’est inspiré de Depp et a lancé des procès-baillons contre ses victimes. Contrairement à quand Depp a fait ça contre Heard, là beaucoup de gens ont dénoncé, ont compris que c’était une stratégie.
Les hommes puissants (d’où qu’ils viennent) sont intouchables. Les victimes qui les dénoncent sont systématiquement détruites, broyées. Elles subissent des harcèlements sans fin, passent le reste de leur vie à incarner cette histoire et à être vues comme les mauvaises victimes/les menteuses. Pour survivre, certaines finissent même souvent par renier leur propre histoire (comme la première victime connue de Polanski qui a demandé à ce qu’on ne parle plus de son histoire… Et en même temps après 40 ans à porter ce truc et à être un symbole à ce niveau, comment on vit ?). On nous demande souvent pourquoi les victimes ne portent pas plainte, on nous le reproche même, ça devient une preuve qu’on ment. Quand on voit à quel point le système est fait pour nous détruire, même quand nos violeurs ne sont pas des hommes particulièrement puissants (il suffit qu’ils soient juste plus puissants que nous), la réponse devient évidente. Voilà pourquoi.