[30] Pourquoi je ne demande plus de retour dans les processus de recrutement...
Il est temps de remettre en question la culture du feedback.
L’idée qu’on devrait utiliser ses échecs pour s’améliorer est en théorie une bonne idée. J’ai toujours fonctionné comme ça. Quand quelque chose que j’essaie de faire ne fonctionne pas, une fois que j’ai digéré les sentiments de frustration, de tristesse, de colère (ou autres) que je ressens dans un premier temps, j’essaie toujours de prendre du recul pour en sortir des axes d’amélioration.
Mais des fois, on oublie que la première question à se poser, avant de se demander “qu’est-ce que je pourrais faire pour m’améliorer ?”, c’est “pourquoi ça n’a pas marché ?”. Parce que la réponse à cette question va complètement changer la suite des évènements. Parce que, quoi qu’en disent les gourous du développement personnel, il arrive souvent que les choses ne fonctionnent pas sans pour autant qu’on ait fait quelque chose de mal ou qu’on puisse améliorer quoi que ce soit.
C’est un sujet auquel je réfléchis depuis un moment parce que dans l’industrie où je suis on est envahi·es d’une injonction aux “feedbacks” (retours) et à toujours essayer de tirer une sorte de leçon de tout ce qui ne fonctionne pas. Et dernièrement ma recherche d’emploi m’a permis d’enfin mettre le doigt sur pourquoi je trouve cette culture toxique.
She Works Hard For The Money
J’ai un profil chaotique. En langage d’entreprise, on dit un parcours “atypique”. Et si ma première conférence était un plaidoyer en faveur des profils atypiques, finalement, ça n’était pas par hasard. (Où on découvre que j’ai fait une conférence pour essayer d’encourager les gens à m’embaucher… On fait ce qu’on peut hein ! 😂)
Basiquement, mon cv est très dur à rendre cohérent au premier coup d’œil. Je passe d’ailleurs mon temps à le remanier et à hésiter à comment mettre les choses en valeurs pour qu’on puisse comprendre mon cheminement en le lisant. Et en plus, sur cette recherche de travail je ne postule pas forcément là où on m’attend vu mes dernières expériences… Ce qui fait que j’accompagne toujours d’une lettre de motivation qui explique un peu plus la logique de la candidature parce qu’autrement je sais que les destinataires vont être complètement perdu·es.
Et j’ai conscience de tout ça. En plus j’ai passé une bonne partie de ma carrière à, entre autres, accompagner les gens à la recherche d’emploi. Donc quand j’ai décidé il y a à peu près six mois d’ouvrir ma recherche, qui jusque là était une recherche basique de missions pour mon activité de freelance, aux candidatures pour du salariat, potentiellement dans des domaines différents et sur des postes que je n’ai jamais occupés, je savais que je ne partais pas pour une recherche facile. A aucun moment je n’ai pensé que j’allais trouver chaussure à mon pied en deux trois cv envoyés, c’était évident.
Le fait que je n’ai toujours pas trouvé six mois plus tard n’est même pas une grosse surprise pour moi. Bien évidemment, je préfèrerais trouver plus rapidement, et bien sûr c’est difficile à vivre (je commence sérieusement à m’essouffler), mais ça n’est pas surprenant vu mon profil… Et le fait que j’ai un critère rigide qui ne plaît pas : j’ai besoin d’être en télétravail total. Tout de suite, ça réduit les possibilités. (J’estime que si j’avais la possibilité de faire du présentiel autrement que ponctuellement j’aurais sûrement trouvé dans les trois mois grand max, j’ai un profil chaotique mais avec beaucoup de compétences et d’expériences).
Quoi qu’il en soit, ces six derniers mois j’ai donc postulé un peu partout, tant que c’était du télétravail total, que j’avais les compétences (même si je les avais peut-être sur des postes différents) et que je trouvais que ça n’était pas trop de l’exploitation massive. (Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de vraiment regarder les annonces récemment, il y a des choses terrifiantes.)
J’ai été dans plusieurs processus de recrutement (le fait que n’importe quel recrutement demande quatre ou cinq étapes de recrutement, un jour il faudra qu’on en parle) et il y a donc toujours eu un moment où la personne qui recrutait arrêtait le processus et je recevais d’un coup un mail complètement neutre qui en gros disait : on ne continuera pas le processus, on a beaucoup de candidats, trop pour faire des retours personnalisés à chaque, si vous voulez un retour demandez-le nous. C’est visiblement la pratique en ce moment. C’est d’ailleurs aussi essentiellement le mail que je reçois quand mon cv est rejeté avant même d’entrer dans le processus de recrutement. Et si je comprends le fait de ne pas faire de retour à tous les cv qu’on reçoit, j’ai du mal avec le fait que la pratique ne soit pas de faire un retour par défaut aux personnes qui ont été dans le processus. Mais bon, c’est un autre sujet.
Et donc, je ne demande pas de retour quand c’est mon cv qui est refusé, parce que je sais que le temps passé à lire chaque cv se compte en secondes et qu’il ne faut pas attendre un retour constructif à cette étape. Par contre, jusqu’à récemment, je demandais toujours le retour si j’avais été dans le processus d’entretiens, pour savoir ce que je pouvais améliorer…
Young Hearts, Run Free
Je ne mets pas beaucoup d’ego dans la recherche d’emploi. Je suis consciente que c’est un jeu qui est perdant par défaut et que l’extraordinaire c’est de trouver. Chaque annonce a des dizaines, voir des centaines, de candidature, le filtre est forcément compliqué à mettre en place. Et les processus avec un million d’entretien (ressentis) n’aident pas plus à y voir clair. La réalité c’est qu’une fois qu’on a vérifier que le parcours permettait d’avoir les compétences, on se retrouve à essayer de départager des gens qui pourraient toustes faire le job et c’est souvent sur des critères biaisés (parce que la plupart des personnes qui recrutent n’ont aucune idée de comment ne pas le faire avec leurs biais) ou sur des critères qui n’ont carrément aucun rapport avec le fait de faire le job.
C’est un jeu que je trouve désagréable, mais je sais qu’il y a des annonces auxquelles je ne postule même pas, alors que j’ai largement les compétences, parce que ce qui est mis en avant c’est une culture d’entreprise dans laquelle je ne pourrai jamais m’intégrer parfaitement (genre les annonces où ils te parlent de tous les sports qu’ils font ensemble par exemple ? Clairement, pas pour moi.) C’est frustrant parce que ça ne devrait pas être un critère, mais c’est la réalité et donc j’arrive plus ou moins à l’accepter.
Je prends rarement mal les rejets. Ça m’arrive parfois quand j’avance dans le processus, après quelques entretiens, que je commence à vraiment me projeter dans le poste, que tout me semble bien se passer et que ça s’arrête abruptement d’un coup. Ça m’est arrivé plusieurs fois ces derniers mois et ça a toujours demandé un peu de temps pour digérer. Mais ça m’appartient. Tant que rien n’est signé, il est normal que l’entreprise puisse faire un choix différent, c’est le principe.
Par contre, petit à petit, je me suis rendue compte que je prenais mal les retours. Il faut dire qu’ils étaient toujours soit à côté de la plaque, soit semblaient ne pas me concerner moi, soit trop vagues pour être intéressants. Par exemple :
“On cherche quelqu’un avec plus d’expériences dans l’industrie” - pour un poste tout en bas d’échelle et bien sûr mal payé de formation à un outil professionnel où il était dit dans l’annonce que connaître un peu l’industrie déjà était un plus… et où je justifiais de 20 ans d’expériences diverses dans cette industrie. J’ai dû me retenir de leur envoyer “bonne chance ! “.
“On a préféré continuer avec des personnes qui sont plus avancées dans le processus” - pour une annonce qui est restée encore plusieurs mois ouverte et alors qu’ils avaient lancé le processus avec moi dix jours plus tôt…
“Tu n’es pas arrivée en avance à la visio” - la règle c’est qu’on doit être à l’heure, j’étais à l’heure. Je n’ai aucune raison d’arriver un quart d’heure en avance juste pour montrer que je suis en avance (mais je le ferai maintenant puisque c’est visiblement un critère).
“Ça ne te concerne pas forcément mais avec certains candidats il y avait un manque de chaleur dans l’échange à ce premier entretien” - pour un entretien que j’ai passé toute seule et dont je demande un retour ?
“Tu étais moins claire dans tes écrits que d’autres candidats” - sur un poste où le test était d’écrire des mails… Non vraiment ce retour là ça a été la goutte d’eau. S’il y a une chose qu’on ne m’a jamais reproché, c’est de ne pas être claire à l’écrit, particulièrement dans un contexte où je fais hyper attention comme un test d’embauche. Et en plus ça n’étaient pas des mails compliqués à écrire donc vraiment, non là mon égo est assez sain pour que je refuse complètement ce retour.
“Certains candidats n’avaient pas l’air assez motivés” - de nouveau pour un poste où j’étais toute seule en entretien. Et vraiment il faut arrêter avec le culte de l’expression de la motivation. Déjà on l’exprime pas toustes pareil, mais en plus c’est artificiel. Si je postule c’est que je suis motivée.
Globalement, à part le retour sur le fait d’arriver en avance sur les visios (qui est un retour insupportable mais au moins me permet de savoir quoi faire pour améliorer mes chances la prochaine fois), je n’ai donc eu aucun retour qui m’ait aidée en quoi que ce soit. Au mieux on me disait des choses que je sais fausses sur moi (pas assez d’expérience, pas assez bonne en rédaction) et au pire on me fait des retours en me disant en même temps qu’ils ne me concernent sûrement pas. Vraiment un enfer.
Et je vous dit maintenant que je sais que le retour sur la rédaction était à côté de la plaque, mais sur le moment, comme en plus ça venait d’une personne avec qui les échanges s’étaient super bien passés, j’ai douté ! Pendant plusieurs jours je me suis dit que mes compétences en la matière n’était pas/plus aussi bonnes que ce que je pensais et que je me plantais complètement. Il a fallu que je me force à prendre du recul et que je mobilise des décennies à m’entendre dire de partout que ma rédaction était un de mes plus pour pouvoir sortir de ce doute.
Et c’est là que j’ai décidé que j’en avais assez. Au lieu de m’aider, ces retours m’ont déprimée, ont attaqué ma confiance en mes compétences et en plus m’ont démoralisée. Au lieu de me motiver à m’améliorer, ils me mettaient au fond du trou. Donc c’est fini, je n’en demanderai plus. Le problème c’est qu’en fait quand je demande, les personnes en face se sentent obligée de me dire quelque chose que je pourrais potentiellement améliorer et donc visiblement se mettent à dire n’importe quoi.
Iels ne peuvent pas me dire “on a trouvé votre compétiteur plus sympa”, donc ils cherchent une critique qui se veut constructive et qui tombe à côté. Le truc c’est qu’iels peuvent pas non plus me dire “bon bah votre compétiteur était plus expériementé” par exemple, parce que dans ce cas je risque de leur demander pourquoi iels m’ont fait perdre mon temps et pas refusé dès l’envoi de mon cv… Alors que ce serait entendable de dire “on a finalement décidé de choisir quelqu’un qui avait plus d’expérience” (quoi que ça dépend du contexte parce que clairement, comme je l’ai dit, l’excuse de l’expérience quand je postule dans un domaine où j’ai vingt ans d’expérience, c’est bof).
Je pense qu’ils ont très peur que les candiates et candidats viennent leur chercher des noises, viennent remettre en question leurs process, leurs jugements. Alors que, vraiment, dire “il y avait d’autres candidats qu’on a préférés” c’est déjà un retour. Les candidatures à un poste c’est un concours, il y aura toujours la possibilité que des gens fassent mieux. C’est pas un examen et si on coche les cases c’est bon, des fois on coche les cases, mais d’autres les cochent aussi et apportent un truc de plus et donc sont celleux qui sont choisi·es. C’est comme ça que ça marche. Et il faudrait que les personnes qui recrutent soient au clair avec ça et soient capable de l’exprimer, plutôt que de pointer des problèmes inexistants chez leurs candidates et candidats, qui perdent déjà beaucoup de temps et d’énergie à chercher du boulot.
Cherche un emploi c’est déjà un marathon, on n’a pas besoin qu’on vienne en plus nous mettre des obstacles sur la route juste pour éviter de dire les choses clairement.