A l’époque où je me suis installé à Budapest, le square Almássy était un honorable triangle de jungle urbaine, avec quelques arbres et beaucoup de poussière, consacré à l’exercice orthodoxe de la prostitution tsigane, aux flirts adolescents des jeunes prolos de cette queue de comète tsiganisée du Quartier Juif et au trafic de narcotiques. Aujourd’hui, c’est un vrai petit parc thématique. Aussi riquiqui qu’il soit, les autorités urbanistiques du fascisme gris ont tout de même réussi à le diviser en trois parties :
1) Ce qui reste du square généraliste, mais équipé de tables de pique-nique en pierre et d’une table de ping-pong où des hommes-soja slaves à piercings disputent des parties endiablées avec des grosses à cheveux fluorescents.
2) Un minuscule mais très rationnalisé enclos à gosses, avec toboggans, bac à sable et tout le nécessaire – probablement appelé à rétrécir encore, à mesure que la Hongrie, comme tout le reste de l’Europe, deviendra plus verte et plus inclusive.
3) Un enclos pour post-humains éleveurs de quadrupèdes chieurs, qui a déjà la même taille que l’enclos à Neandertal éleveurs de gosses – de toute évidence destiné, lui, à gagner du terrain sur ce dernier.
J’y retrouve parfois le Sturmbahnführer, mon voisin, quand il a son fils chez lui. N’ayant aucune culture à transmettre, il dispose, lui (jeune E. Nicolaïevitch), d’un prolongement biologique d’une partie de ses gènes – l’autre partie du génome du chiard ayant été fournie par une biologiste hongroise bien nazie, qui, apercevant un jour le Sturmbahnführer à la télé, avait cru reconnaître en lui une mécanique humaine à la hauteur de ses appétits d’expansion démographique rationnalisée. La descendance, depuis que ça relève du choix des femmes, forcément, c’est réservé à ceux qui n’ont rien à lui inculquer – ou du moins, parviennent à en donner l’impression à la sélectionneuse en charge.
Alors, le contenu de ces discussions en marge du bac à sable – où le jeune E. Nicolaïevitch socialise avec de petits vietnamiens – n’est (en-dehors des aspects professionnels, qui vous seront révélés à condition de faire l’acquisition d’un micro directionnel) pas bien sorcier à deviner : on surveille le curseur, c’est-à-dire l’emplacement (sûrement pas définitif) de la grille qui sépare l’Empire du Toutou de la petite Enclave à Bipèdes – l’évolution du curseur étant, bien entendu, très angoissante du point de vue de l’avenir de la Race (sous-entendu : blanche ; les autres ont l’air de mieux se débrouiller).
Quoique, à vrai dire, à part le jeune E. Nicolaïevitch, elle a l’air d’avoir d’ores et déjà déserté les lieux, la Race. C’est bien bridé, sur ces toboggans, et ça gueule en monosyllabique tonal plein le bac à sable. On est presque soulagé d’apercevoir, en pleine confection de boue autour de la seule flaque d’eau disponible, quelques petits tsiganes exhibant – dans une version portant, certes, les stigmates raciaux du monde indo-iranien – la rassurante dolichocéphalie des bons aryens.
Et là, tout d’un coup, j’ai la révélation. En lâchant la fumée de mon Ararat à filtre russe que j’aurais théoriquement pas le droit de fumer dans cette partie du square et de l’OTAN, je dis :
« Nico, on fait fausse route. C’est pas vrai, c’est pas du tout que les gens prennent leurs clebs pour des chiards. En fait, c’est même exactement le contraire. Les tertiaires néo-paléolithiques qui s’ébrouent avec leurs quadrupèdes dans le paradis de la crotte, là, juste à côté (et en prévisible expansion), ils sont dans le vrai : eux traitent des animaux de compagnie en animaux de compagnie.
– Et nous, là, on fait quoi ? Des crimes de guerre ? – rétorque le Sturmbahnführer en secouant le sable accumulé dans les sandales du jeune E. Nicolaïevitch, déjà fatigué de l’apprentissage du Viêt.
– Nous, rien. On est trop désocialisés pour faire quoi que ce soit à part survivre biologiquement en débloquant grave sur le logiciel. Mais les clients de l’Enclos gosses, en général… Enfin, ses clients blancs. Bon, en supposant qu’il lui reste des clients blancs en-dehors de nous. Ou alors, si tu veux, la génération de nos parents.
– Nos parents vivaient pas en Hongrie. C’est nous, les chances pour la Hongrie ! Et d’ailleurs, l’Enclos à gosses existait pas à l’époque.
– Ni l’enclos à clebs, d’ailleurs – que j’ajoute, complétant sa pensée, tout en voyageant par l’esprit vers un Paris des années 1990, vers de longues promenades englouties par le Temps, et largement consacrées, à l’époque, à slalomer entre des étrons canins. C’était l’an 20 avant Hidalgo. »
Et là, je sens que ça part en sucette, ce truc. Qu’il est grand temps de recentrer le débat.