Je partage ici trois petits textes que j’ai publiés en hommage à mon vieux patron parti bien trop tôt.
En date du 11 janvier
C'était qui Jean-Luc Laurent ? Un maire incontestablement. Mais pas seulement.
Un politique. Un lieutenant. Un intègre. Un bosseur. Un acharné. Un solide. Un chevènementiste. Un président. Un taiseux. Un fiable. Un convaincu. Un républicain. Un jacobin. Un dur. Un grincheux. Un père. Un mari. Un fils. Un laïque. Un méticuleux. Un kremlinois. Un rital. Un tenace. Un première gauche. Un cravaté. Un homme de parti. Un socialiste. Un enfant du peuple. Un trahi. Un auvergnat. Un maitre. Un mec de gauche. Un simple. Un skieur. Un tortueux. Un adversaire résolu de la ponctualité. Un serviteur. Un vieille école.
Voilà tous les Jean-Luc que j'ai connus.
Sur cette photo, il était en train de parler d'un sujet qui lui était passablement étranger : le football, la diffusion du football à la télé, la loi de 1986...ou d'une idée à la con de crédit d'impôt sur les animaux. De bien belles années.
Il était tout cela et bien plus, mais pour moi, il était : un patron, le patron, le barbu.
Adieu, patron.
En date du 12 janvier
La République au coin de la rue.
Dans son coin, à l'échelle communale, dans l'indifférence, Jean-Luc Laurent organisait un référendum annuel local.
Depuis son retour en 2020, il en a organisé trois, galérant pour trouver des questions et déplacer les citoyens.
Je culpabilisais un peu, parce que cette idée que j'avais inventée pour la présidentielle en 2017, il avait choisi de la mettre dans son programme municipal et -chose incroyable - de l'appliquer. Je l'ai remercié une fois, mais je n'osais pas l'encourager et le ton de ma voix disait "arrête les frais !". Je suis meilleur savant fou qu'ouvrier.
Il a choisi de ne pas enterrer ce référendum annuel après une première édition très poussive et dans un contexte politique local détestable. Il a tenu incroyablement bon. Il faisait ainsi honneur à la petit croix de Lorraine que je lui avais malencontreusement offerte au siècle dernier.
Dans les années 2000, quand la démocratie participative était à la mode et que je lui écrivais des notes sur Porto Alegre, nous avions rapidement convenu que nous nous en tiendrions à la démocratie participative encadrée. Vingt ans plus tard, il a choisi le recours au référendum. La préférence pour le vote et la citoyenneté, contre toute l'ingénierie de la concertation. Référendum annuel !
C'est évidemment en travaillant avec lui que j'ai forgé ma conviction que l'action communale, c'est "la République au coin de la rue". A vrai dire, il me suffisait de l'observer travailler, soucieux de son autorité et de sa capacité d'action, indifférent aux séductions de la monarchie municipale.
Tous les matins en rejoignant l'hôtel de ville, il faisait honneur à la grande loi républicaine de 1884 sur la liberté communale, à la loi de 1896 qui a créé la commune du Kremlin-Bicêtre et à son premier maire Eugène Thomas, célèbre pour son arrêté d'interdiction du port de la soutane, costume trop ridicule pour des fonctionnaires.
Jean-Luc défendait le cumul des mandats, parce qu'il chérissait la valeur de cette politique communale, loin des salons, des cénacles intellectuels et des désillusions parlementaires.
Politique complet, il aimait l'action communale, les gens, les agents, les projets et les dossiers, mais aussi la vie de parti, les élections et les campagnes. Il semblait penser qu'une bonne exclusion était une preuve de vitalité pour un parti. Avant de le rencontrer, j'avais déjà croisé sa réputation de nettoyeur...qui était juste, mais partielle.
Il aimait tellement les partis qu'il avait inventé un parti chevènementiste sans Chevènement...touche inattendue de fantaisie.
En date du 20 janvier 2024 :
Hier, j'ai fait le pèlerinage du Kremlin-Bicêtre pour la dernière fois.
J'y retournerai sans doute un jour pour inaugurer une rue ou un équipement, fleurir ta tombe de temps en temps, et avant cela pour y voir quelques amis.
J'y retournerai sans doute, plus tard, chasser de nombreux souvenirs, lever les yeux vers "mon" grand bureau d'angle donnant sur la place Jean-Jaurès.
Mais hier, une page a été tournée. Hier, nous avons accompagné Jean-Luc Laurent, parti bien trop tôt et bien trop vite.
Dans cette belle salle du conseil municipal dont j'ai contemplé l'étonnant plafond pendant tant d'heures, nous avons écouté des témoignages qui nous ont donné accès à l'homme, au père, à l'ami, au fils, au frère, au cousin dans une salle qui n'avait jamais connu que l'homme politique.
J'avais pu très vaguement entrevoir l'existence de cet autre Jean-Luc sans jamais en mesurer la circonférence avant hier J'ai adoré visiter ces scènes de jeunesse, de détente ou d'intimité, certaines témoignages m'ont littéralement donné faim. Comme chez Ragueneau, j'ai vu voler des entrecôtes de 6 cm d'épaisseur en Gironde et des Saint-Nectaire dans le Puy-de-Dôme.
Réflexe professionnel, j'ai fini par regretter qu'on me livre si tard ce jeu de clefs qui ne me servira jamais, même s'il me permettra d'évoquer avec un peu plus de dévotion ton souvenir pendant les prochaines décennies.
Ces deux heures étaient, pour une rare fois, exclusivement réservées à l'homme intime. Ta femme avait prévenu : "Vendredi, nous le garderons pour nous". Je n'ai donc pas pris la parole pour parler du patron, celui que tu fus pour moi depuis le printemps 1999 et pendant 18 ans.
J'espère en écrivant le mot "patron" réussir à faire entendre la densité du lien, l'évidence du respect, l'admiration constante et l'inaliénable fidélité. Quelques autres expériences professionnelles doivent fournir des expériences approchantes, mais seule la collaboration politique peut engager dans un même mouvement la vie, l'action et les convictions.
On ne parle pas de "vie politique" par hasard. Je sais que certains responsables politiques peuvent pratiquer cet art en dilettante et le faire à un très haut niveau, mais toi, tu étais dévoré, laborieux et minutieux. Les derniers livres de Giesbert sont remplis de ces grands politiciens dilettantes, pour qui la politique est un hobby. Ce n'est pas tout à fait ce qu'on apprenait à l'école du "Kremlin", de "Bicêtre", du "KB"...encore moins à l'école de "JLL".
Au printemps 1999, j'étais un jeune homme sautillant, pensant avoir simplement trouvé "un boulot", "dans la politique", "à Paris !"...alors que je venais de tomber un traquenard. La presse n'avait pas encore inventé l'expression "maître du Kremlin"; sur la carte, ne figurait aucun avertissement.
Passées les formalités administratives, il fallait gagner ta confiance. Je ne sais pas comment j'ai fait : tu avais dû voir quelque chose que je ne voyais pas. Hier, certains ont évoqué tes colères et tes exigences, je m'en souviens à peine et j'ai plutôt une bonne mémoire Les rares fois où nous nous sommes un peu fâchés: c'est moi qui ai déclenché les hostilités et toi qui as fait l'effort. Tu nous demandais d'être utiles, fiables et solides. Moi, je m'acharnais à ce que le cabinet fasse toujours partie de la solution, jamais du problème. Je m'acharnais à servir, jusqu'à l'effacement. Ce travail n'est pas toujours compris, un jour dans la rue, un connard m'avait traité de "suce-bite du maire"...viser bas n'est pas toujours viser juste.
Tu étais le patron, la relation était forte, sans cris ni effusions, mais je ne suis pas devenu comme toi. Tu ne demandais pas ça, tu ne formais pas des clones, mais des disciples. Tu n'étais pas un professeur, mais un maître qu'on observait, qu'on suivait, à qui l'on donnait notre jeunesse.
Souvent, la collaboration politique se heurte à un dilemme bien connu entre les personnes et les principes. Un jour Régis Debray a utilisé une image pour distinguer la fidélité à la personne, qu'il qualifiait de japonaise, féodale, à la fidélité au principe, à la chinoise, administrative. Servir à tes côtés nous épargnait ce dilemme. D'ailleurs, ce qui, parmi tes disciples, t'ont fait défaut personnellement, ont souvent fait naufrage sur le plan des principes.
Beaucoup de traits de caractère nous rapprochaient, mais nous étions loin d'être semblables, et cette longue collaboration ne nous a pas vraiment rapprochés : ton exemple m'a aidé à forger ma singularité. J'avais d'ailleurs décidé très vite que je n'aurais pas cette vie. "Cette vie de con", "cette vie de chien" sont des expressions que j'ai parfois utilisées pour forcer le trait, pour alerter ou prévenir d'autres que le prix à payer était très élevé.
Evidemment, sur le long terme, tu es le gagnant : tu as bâti une oeuvre, tu laisses un héritage. En sept ans, j'ai perdu successivement mon meilleur ami, une soeur d'armes, un maitre à penser et mon patron. Chacun de ces départ, tous précoces, sonne comme un défi dont je dois tirer quelque chose. C'est mon affaire, toi tu as fait ta part. Tu laisses un héritage, et moi j'ai une dette. La fourmi, la cigale.
Cette mort prématurée -ces dix ou vingt d'avance compensent brutalement les heures et les heures de retard accumulées pendant ta vie personnelle et politique - va te priver et nous priver d'une étape importante : celle du bilan et du recul. Tu es mort sur scène, et nous n'aurons jamais ces longues conversations remplies de souvenirs, mais aussi d'éclaircissements. Tu n'aurais probablement pas écrit de mémoires, mais au coin du feu ou devant une entrecôte, un jarret ou une tête de veau, nous aurions pu esquisser le bilan. Une vie aussi politique aurait mérité quelques années en pente douce, loin de l'action. J'ai envisagé pour toi ce projet à la fin de la décennie 2010, les années noires. Tu as choisi répondre à la trahison et à l'infamie par la revanche et la reconquête. La victoire a validé ton choix et t'a permis de rendre la justice, une justice politique, mais cette victoire t'a obligé aussi à retourner au charbon, éloignant définitivement la perspective d'une retraite. Tu as eu raison, mais cette vie politique aurait mérité un épilogue. En écoutant hier les témoignages de ta famille et des tes amis, je me dis que tu ne te serais pas ennuyé sans dossiers, sans projets, sans collaborateurs, sans emmerdes. L'autre Jean-Luc aurait eu de quoi faire.
Hier, je suis revenu dans cette ville au nom rigolo où tout avait commencé pour moi, au siècle dernier, en avril ou mai 1999. Hier, j'ai arpenté une dernière fois les deux étages de ce bel hôtel de ville de banlieue. J'ai pleuré dans ton bureau, figé depuis le 21 décembre.
Hier, je t'ai dit adieu, tout en étant abasourdi par l'immensité de ma dette.