Scarr’s, une emblême de la pizza newyorkaise, a changé d’adresse la semaine dernière, j’ai appris. C’est le restaurant le plus cool où j’ai eu la chance de mettre les pieds. Je suis déçu que l’espace n’appartienne maintenant qu’à ma mémoire, et à ce texte ; c’est un signe qu’il est temps de le publier. Bonne lecture!
« When you arrive, you’ll see a line. Skip the line, go sit at the back and say you want the whole pie. It’s gonna be a bit warm, you’ll be a little sweaty, but the pizza is all worth it. », et un autre ajoute : « And you have to get the sicilian. », avant que reprenne le premier : « You get the sicilian and you also want to order the vegan ceasar salad, it’s fucking great. »
Avec mes amis Hugo et David, on s’est fait une grosse ride de vélo au milieu de l’été dernier : de Montréal jusqu’à New York en trois jours. C’était vraiment intense, on avait tellement brûlé de calories qu’on aurait pu avaler la grosse pomme en entier ; heureusement on était dans un des meilleurs endroits au monde pour apaiser un appétit insatiable. Bien sûr, la pizza y était de mise. Lors de ma dernière visite avec mon amoureuse, nous étions allés au Ops dans Brooklyn, ça avait été notre meilleure pizza a vie, sans exagération. Je raconterai peut-être dans une lettre future. Dans un podcast que j’écoute régulièrement – Throwing fits – dont les hôtes sont installés à New York, j’ai souvent entendu les invités mentionner Scarr’s comme étant parmi leur pizza de choix. En plus, la semaine avant notre départ, Alex Delany avait fait un story Instagram de l’endroit ; en regardant sur la carte, j’ai compris que notre hôtel était à 5 minutes de marche, c’était donc done deal. Les gars ont été convaincus par ma proposition lorsque le gérant de la boutique Rapha (une boutique de vêtements pour cyclistes), une espèce de Lance Armstrong junior qui nous a demandé d’où on venait alors qu’on échangeait sur les derniers kilomètres de la septième étape du Tour de France des Femmes diffusée sur le téléviseur de la boutique. On lui a raconté brièvement notre périple, « That is sick, that’s actually really cool. How long are you in town for? Oh you’re leaving tomorrow, then you should try Scarr’s Pizza. You’ll see a long line. Skip the line and go sit at the back, then order a sicilian pizza. A sicilian pizza and a vegan ceasar salad. », tout ça dit avec le même ton, la même intonation que Armstrong dans ses interviews du début des années 2000. Qui sait, c’était peut-être son fils.
En tournant sur Orchard Street, on aperçoit au loin une file de gens agglutinés s’étirant sur le trottoir de cette petite rue du quartier Lower East Side. Ils attendaient les uns derrière les autres, attendant de rentrer dans une boutique sans enseigne ; sur le cadre de porte, du côté droit un papier indiquait : « slices line ». Ce ne pouvait être ailleurs. Comme David est français et qu’il maîtrise l’art de l’air apathique et désinvolte, c’est lui qu’on envoie pour ouvrir la voie à travers la foule qui est entassée dans la première section du restaurant : un comptoir où s’échangent des pointes contre quelques billets, des pizzas tournent en rond dans le présentoir – je me demande combien de tour elles ont le temps de faire avant que la dernière pointe ne soit emportée. Du côté gauche de cette pièce, il y a au fond un étroit couloir qu’emprunte David. Absorbé par l’odeur et l’action autour du comptoir, c’est moi qui passe près d’être emporté par la foule tandis que mes amis s’éloignent.
De l’autre côté de l’antre on trouve une seconde pièce, plus grande cette fois. Sur notre droite, un bar en L, techniquement en Γ selon la direction avec laquelle on entre, occupe la première moitié de l’espace et pas mal tous les sièges sont pris. On découvre un peu plus loin quatre tables, deux à gauche, deux à droite. On s’assoit sur la première de droite, c’est la seule de libre. Faites d’un bois que j’ose croire est du pin, elles sont à l’intersection de la table à piquenique version light et de la banquette. Les murs sont aussi en bois, en lattes de bois foncé, comme celui que l’on peut retrouver dans le sous-sol d’une tante éloignée qui n’a rien rénové de sa maison depuis 1980. Ils sont ornés de tableaux et d’affiches : au-dessus de notre tête se trouve une réplique de Nighthawks d’Edward Hopper, à notre droite il y a une affiche du film Belly qui en 1998 mettait en vedette Nas et DMX. Je suis orienté vers le bar et sur le mur qui au loin me fait face trône une enseigne néon rouge et bleu dessinant la silhouette d’un homme capé avec un « Bud Man » d’inscrit sur sa poitrine ; l’éclairage rouge et bleu était diffusé dans toute la pièce grâce aux vitres des cadres et à un miroir qui s’allonge sur le plafond surplombant le bar. Des spots au plafond agencés aux couleurs du néon ainsi que des lampes rétros pendant au-dessus des tables créent une ambiance lumineuse audacieuse. L’ambiance musicale me fait grandement plaisir aussi : les voix de Earl Sweatshirt, Westside Gunn, Baby Keem, Jay-Z et Kendrick Lamar retentissent – à un parfait niveau – dans la salle. Je n'ai pas encore mangé que je suis conquis, c’est une ambiance qui mérite, sans exagérer, un 10/10, qui est une note que je n’attribue jamais à aucun établissement car il y a toujours quelque chose qui cloche ou qui est mal intégré dans l’ensemble, mais là tout y est, même la clientèle qui – bien sûr, on est à New York – très bien accoutrée dans son intégralité. Toutefois, la personne qui domine sur le plan stylistique avec ses cargo pants à motif militaire – normalement je suis pas fan mais il les portait trop bien – et un t-shirt de Nascar vintage violet est notre serveur. Son attitude s’accorde parfaitement à l’ambiance, elle est un peu nonchalante mais on sent qu’il a le plein contrôle de sa salle et qu’il est soucieux de ses clients. « You’re here for the whole pie?, nous dit-il en passant. I’ll be with you guys in a minute. »
Si jusqu’ici j’ai parlé de plein de tout plein de chose autres que la nourriture, c’est parce que tout ce qui se passe autour des plats chez Scarr’s fonctionne ; tout est pensé, tout est soigné, tout est organisé pour que l’endroit marche. Ça marche dans le sens qu’au fond de cette pizzeria de LES, on se sent encore plus à New York qu’à Central Park, qu’au Guggenheim, que devant la statue de la liberté. Scarr’s respire, expire, dégage, transpire New York. L’endroit émane New York. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. Si non, allez voir de vous-même, allez vous y asseoir : vous comprendrez.
J’en arrive à la bouffe. Même pas. Je commence avec l’offre à boire : trois bières en fût, une série de cocktails maisons qui ont l’air aussi cool que leur nom (DJ CK Lemonade, Incredible Hulk, Thug Passion, ...) ainsi que six vins natures, tous offerts au verre ou à un prix des plus raisonnable à la bouteille. LÀ ON PARLE DE LA BOUFFE (le caps lock c’est pour les gens qui veulent juste savoir si finalement c’était bon ou pas). Je vais en énerver quelques-uns en ne décrivant pas la fameuse salade césare végane suggérée par Armstrong junior, je laisse celles et ceux qui auront la chance d’y aller découvrir la surprise. Et si j’en avais parlé ce texte aurait était encore plus long, déjà qu’il l’est pas mal pour un simple récit de soirée au resto. Bon là je m’écarte là. Je reviens, mais avec un préambule je n’ai jamais mangé de pizza sicilienne par le passé, mon jugement de celle de Scarr’s est-il donc objectif? Pas du tout! Rien de cette infolettre n’est objectif. Mais franchement, je suis convaincu que même si j’avais mangé 40 pizzas siciliennes avant, mon jugement aurait été le même.
Le serveur dégouttant de style (drip too hard) – la traduction est boff – ne dépose pas une pizza sur notre table, mais bien une œuvre d’art. L’éclairage de la pièce rend la pizza luminescente ; le rouge de la sauce tomate est écarlate, le blanc du fromage adopte un peu du bleu et du rouge des lumières, le vert du basilic prend les couleurs d’un épinette nordique et les variations dans la cuisson de la croûte sont encore plus contrastés par l’éclairage. Les gars et moi échangeons un regard, on n’a pas besoin de se dire quoi que ce soit, on sait tous les trois qu’on est sur le point de manger un repas exceptionnel. David prend une première pointe, l’un des coins. Le fromage s’étire sur des kilomètres, il ne veut pas se détacher de la pizza, il demande à être séparé avec les doigts. De toute façon nos doigts seront bien gras, mais de bon gras, dégoulinants d’olivolle (voir l’hyperlien pour la comprendre). La pâte consiste en une focaccia, l’huile recouvre mes doigts, je les lècherai plus tard – Oh ce n’est pas polis? Ce n’est pas de bonne manière? Vous les auriez mises de côté aussi vos manières, je vous l’assure. Je vais décrire cette pizza de bas en haut. Ça commence avec la focaccia qui est hors de ce monde, si bonne qu’elle pourrait être mangée seule, sans aucune garniture, et elle serait d’un fabuleux régal. Cela parce que l’huile d’olive qui est utilisée est d’excellente qualité ; cette croûte de pizza est une éponge gorgée d’huile d’olives qui en est libérée à chaque croquée. Chaque fois que je mastique, une vague au parfum d’olives asperge mes papilles gustatives qui frétillent de joie. Les dents croquent une croûte parfaitement croustillante, et s’alanguissent dans le moelleux coussin que forme la mie. La sauce tomate est si rouge, c’est un rouge très riche, autant que l’est son goût. Elle n’est pas tout à fait claire, il y a de la texture, de la chaire du légume qui n’est pas totalement broyée ; la saveur, je ne sais pas la décrire. Prenez les meilleures tomates italiennes du marché Jean-Talon, elles seront à peine acides, toute sucrée ; trouvez une grand-mère italienne, suppliez-la de prendre vos tomates et de faire la recette de sa propre grand-mère...écoutez, je ne sais pas comment rendre justice à cette sauce, les mots me manquent vraiment ici, ce n’est pas de la paresse je vous le jure! Le fromage : je suis téléporté dans une ferme laitière d’une campagne italienne où l’on y produit la meilleure mozzarella à 100 kilomètres à la ronde, Giuseppe et Paola qui ont 83 et 81 ans respectivement en font 65 (kilomètres) aller-retour pour s’y rendre et ce, religieusement tous les samedis depuis les 42 dernières années. Le basilic est pour sa part si frais qu’il semble avoir été cueillis dans la cour arrière de Scarr’s, mais Scarr’s n’a pas de cour arrière, Scarr’s n’a même pas de ruelle. Ces feuilles sont si fraîches et croquantes qu’elles me donnent le sentiment que Scarr’s est en fait situé en plein milieu d’un champ de basilic et que celui-ci est soigneusement taillé feuille par feuille avec la serpe d’or de Panoramix le druide. Scarr’s est un parcours sans faute, une réussite totale dont le succès peut être mesuré par la longueur de la file devant.
Scarr’s est un lieu qui ne peut se trouver qu’à New York et les ingrédients remarquables qu’ils utilisent et le soin avec lequel ils sont travaillés porte à croire qu’on est dieu ne sait où en Italie, mais le décors, l’accent des clients, l’insigne Budweiser au mur et le serveur nous rappelle qu’on est bel et bien aux États-Unis, dans la ville la plus peuplée de ce pays, dans Lower East Side, au nord-est de Chinatown, sur Orchard Street. Si vous allez à New York, le conseil que je vous donne, avec un ton très viril à la Lance Armstrong est : « Go to Scarr’s Pizza. You’ll see a long line. Skip the line and go sit at the back, then order a sicilian pizza. A sicilian pizza and a vegan ceasar salad. »
Soyez gourmandes, vivez gourmands,
Thomas
Excellente lettre gourmande! J’en ai l’eau à la bouche!!
Tu as su decrire cette experience avec une precision remarquable! Et avec quelle poesie! J'adore!