Après toutes ces routes, la vie chez Linda a l’apparence d’une pause sur le chemin de notre voyage. On se laisse bercer par le bruit des vagues, on prend nos repas à des horaires presque fixes sur la petite table blanche, le regard attiré, presque aspiré, par l’océan et l’horizon. On se ballade souvent sur la plage avec Jacky, Pepe et Maguy, trois des chiens de la maison, en admirant le mouvement des crabes qui fluent et refluent en groupe sur le rivage du pacifique, souvent un sac à la main pour collecter les cochonneries en plastique dégluties par la marée ou négligemment jetées par ces drôles d’animaux que sont les humains. Quand le vent souffle suffisamment, on va sur l’eau, à moins que l’on ne décide d’observer les kitesurfers et de pronostiquer qui en est à quel stade d’apprentissage maintenant que nous sommes officiellement indépendants. On pourrait presque penser que nos journées deviennent routinières.
Chaque jour apporte pourtant son lot de récréation, d’attraction ou de surprise. Parfois même d’ébahissement.
Il y a quelques jours, quand Will vient frapper à notre porte à 1h30 du matin pour nous dire de nous lever d’urgence afin de venir renforcer les troupes d’un commando improvisé pour aller secourir une baleine échouée sur la plage, nous nous exécutons sans bien comprendre ce qui se passe. Et pourtant le voilà. Le cétacé se trouve agonisant à moins de 50 mètres de chez Linda. Tous les volontaires sont debout et ont répondu présents dans un mélange de fébrilité et d’excitation. Sur la plage, une quinzaine de personnes sont également sur place, dont deux policiers. Tout le monde attend sans trop savoir à quoi, et comment, contribuer devant les mensurations du mammifère marin. Certains commencent à toucher l’animal. Je m’y essaie. Sentir sous sa main la peau et la chaleur de la baleine a quelque chose d’irréel. C’est presque comme la caresser et lui dire « tout va bien se passer », ce genre de phrase qu’on dit étrangement quand tout va mal, que la situation semble désespérée en pensant peut-être que les mots ont un pouvoir surnaturel (Ne l’ont-ils pas ? Lucie nous dit un soir que son frère s’est guéri d’une maladie avec les mots et qu’elle applique désormais ce médicament comme le plus sûr des traitements). Au bout d’un moment, nous sommes quelques-uns à prendre position autour du mastodonte avec l’idée qu’en poussant à plusieurs et en s’appuyant sur la force des vagues, nous pourrons la remettre à l’eau. Quelqu’un entonne le 1, 2 et 3 en anglais. One, two, three. On pousse. Mais l’effort est vain. Et presque dangereux. Je me trouve pris dans un trou dans le sable, coincé près de la nageoire géante et je m’inquiète qu’une vague ne me fasse glisser sous elle. La baleine est recouverte, jonchée d’une couche de petits crabes qui font dire aux experts réels ou improvisés qu’elle n’est pas en forme. On ne sait pas, comment savoir ? Mais ces bestioles piquent les mains de manière très désagréable. L’effort est superflu, presque absurde. La bête ne bouge pas d’un iota. Très vite, la circonspection s’installe sans vraiment qu’il n’y ait de dialogue entre les uns et les autres. C’est plutôt un ressenti qui s’impose au groupe. Que faire ? Will a le réflexe de regarder les yeux de la baleine. Rien ne bouge. Ils sont inertes. Tout d’un coup, le constat s’impose et les policiers présents semblent mollement confirmer. La baleine, notre amie la baleine (on aimerait presque lui donner un prénom à cet instant), a rendu son dernier soupir. Il est trop tard. Un mélange de peine et de soulagement s’installe. Il paraissait illusoire, voire présomptueux, de penser la sauver ainsi, même avec la meilleure volonté du monde. On apprendra le lendemain qu’elle a été prise dans les filets d’un pêcheur, qu’elle a dû se bagarrer durant des heures ou des jours avant d’échouer. Dans la journée, une grosse machine vient creuser un trou géant dans la plage. Il lui servira de dernière demeure. Il aurait été trop coûteux de la chaluter au loin en mer et d’espérer que son corps ne soit mangé par les requins avant de s’échouer à nouveau. Pendant ce dernier branlebas, les visiteurs arrivent déjà en bus, la presse est sur la plage et certains se ruent sur les micros pour témoigner de leurs exploits de la nuit. Quelques photos sont déjà sur les réseaux.
Assister à l’agonie et la disparition d’une baleine donne, par un contraste étrange, une magie supplémentaire à l’observation de celles que nous voyons quotidiennement en surface jouer, se déplacer ou sauter. Régulièrement, nous nous retrouvons avec l’ensemble des volontaires à commenter dans un joyeux melting pot linguistique le spectacle que nous observons ensemble. Ici ! Là-bas ! Elles sont deux, non trois, quatre, WoW ! La la la la la laaa, vous avez vu, elle saute. Increible! Amazing! Wunderbach! Génial ! Chéveré! Comment font ces colosses pour se déplacer ? Pour voltiger comme des poids plumes ? Pour se chicaner avec leurs nageoires sans s’assommer avec la même volupté que le feraient des chats ?
Hier encore, c’est un nouvel événement pour le moins sensationnel qui alimente notre quotidien. Vers 17h30, alors que nous faisons notre yoga dans notre chambre, le bâtiment se met à trembler. En quelques secondes, je perçois l’anormalité de la chose et me précipite presque instinctivement dehors. Rien. Étrange. Le soir, nous apprendrons qu’un séisme de magnitude 5,7 a touché l’Equateur de Guayaquil à Manta semant, pour cette fois, plus de désordre et de peur que de victimes comme lors du dernier tremblement meurtrier de 2016. Il s’agit en fait du dixième phénomène sismique de l’année en Equateur qui se trouve à la jonction de trois plaques tectoniques et sur une zone particulièrement à risque.
Chaque jour apporte ainsi son lot de surprises mais surtout de chaleur humaine. Charlotte, Dominik, Luci et Gaston forment une bande joyeuse et se retrouvent à l’heure du crépuscule, entourés des chiens et de nombreux chats, pour une séance de gymnastique sur l’arène sablonneuse qui s’offre à nous en face de l’océan. Quand la séance se termine, on les retrouve souvent sur la plage, souriants et couverts de sable, avant qu’ils n’aillent se jeter dans l’eau en criant et en gloussant, heureux comme des enfants qui sentent le caractère exceptionnel des soirées d’été où tout est permis. Evellyn et Adilson, un couple de brésiliens, a rejoint récemment la troupe des volontaires. Steph, une américaine de 70 ans, loue également depuis peu un des appartements de la guest-house pour une durée indéterminée, celle qui devrait lui permettre d’écrire le livre de sa vie. Tout ce beau monde se réunit régulièrement pour différentes occasions. Nous improvisons une soirée crêpe pour fêter l’avancée de notre projet breton et imaginer qu’on se retrouvera tous là-bas. Le lendemain, Lucie et Gaston préparent des empanadas. Will cuisine souvent et quand il fait des pizzas, nous les dégustons collectivement. Un soir où nous invitons quelques voisins, Dannie concocte les bretzels de son enfance. Pour son départ, Charlotte se joint à Dominik pour nous proposer des Kaiserschmarrn, les crêpes impériales autrichiennes. Lorsque Charlotte monte dans son taxi, nous avons tous le cœur serré, en sentant probablement qu’ici, malgré l’apparente nonchalance du temps qui passe, nous avons fait briller une étoile du ciel de nos vies.
Demain, ce sera à notre tour de dire au-revoir à nos amis, de les remercier et de les embrasser avant d’aller plus au sud pour de nouvelles aventures.
A bientôt !
P.-S. Chaleur Humaine, c’est aussi le titre d’un podcast du Monde consacré aux actions pour faire face au défi climatique dont Gwenn et moi avons dévoré tous les épisodes alors que nous faisions nos activités quotidiennes de maintenance chez Donkey Den.
Coucou les amis. Même si vous n'avez pas beaucoup de mes nouvelles, je suis vos aventures avec grand intérêt. What a life... Je vous envois beaucoup de bisous de Bruxelles et tout mon amour.
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Bonne route les amis. Merci pour ces nouvelles. Bises