Je me surprends de temps à autre à faire cela. Observer un.e inconnu.e en train de ratisser, de couper ses rosiers ou de laver sa voiture tandis que je marche dans la rue ou que je me balade et utiliser le prétexte de ce qu’elle/il est en train de faire pour démarrer une conversation et ouvrir une porte vers un moment inattendu. Souvent, bizarrement, un moment profond, intense, sincère, mémorable. Un moment de vie.
Cette fois, c’était moi l’inconnu. J’étais seul attablé dans un petit restaurant toulousain durant mes études dans la ville rose. J’aimais bien le tenancier et il me le rendait bien, étonné, j’imagine, de voir un jeune étudiant venir régulièrement chez lui, commander le plat du jour et le déguster en solo. Je commence à manger quand soudain, sortant la tête de mon assiette et de mes pensées du jour, j’aperçois Claude Nougaro à ma gauche, déjeunant lui aussi seul à la table voisine. Je le regarde d’un air mi-étonné, mi-subjugué, et voilà qu’il prend les devants. Tu attends quelqu’un ? Boudu, non ! Ça te dit de casser la croûte ensemble ? Un peu que ça me dit. Ni une ni deux, je m’installe en face de lui. Nous commandons un pichet de vin rouge, puis un second, puis un nième. Nous parlons de tout et de rien. D’où viens-tu ? Et toi, comment trouves-tu l’inspiration ? Et toi, pourquoi t’es-tu lancé dans des études d’informatique ? Et toi, qu’est-ce que ça te fait quand tu t’entends à la radio ? Ce regard, ce sourire me transpercent. Nous finissons par chanter. Enfin, lui chante et j’essaye de m’ajuster en braillant, ivre de joie et de vin. Nous gloussons, le patron aussi. Il me tape sur l’épaule comme si j’étais son copain. Si le bonheur existe, il doit ressembler à cela. Vers l’heure du goûter, alors que nous commençons à tirer la langue (moi plus que lui) nous nous quittons sans rien nous demander de plus. Je pense merci, mais je ne lui dis pas. Je suis sûr qu’il comprend. Je rentre titubant, ne faisant que sourire béatement en chantant dans la rue qu’il est beau ce pays.
Mon ami Jean-Marc, alors qu’il avait compris que ses jours étaient comptés me disait cela, avec sa voix chaude et mélancolique. Tu sais Jérôme, j’ai l’impression que la vie se résume à quelques éclats. Des moments où la vie émerge, subitement, et qui s’imprègnent dans ton être au point qu’à la fin, quand ton dernier souffle approche, tu ne penses qu’à cela. Tu observes ta vie comme tu regardes un ciel en plein été. Les quelques étoiles brillantes des constellations sont alors les éclats de ton passage furtif dans l’infini et l’immensité.
Il y a dix jours, alors que nous étions en excursion du côté de Plougasnou, Gwenn et moi apercevons la supposée propriétaire d’une jolie maison bretonne sur la baie de Terenez. Elle est en train de jardiner, la vue est splendide, la mer à cent quatre-vingts degrés, les cailloux effleurent l’eau partout. Je me lance. Quel endroit magnifique ! Quel bonheur ça doit être de vivre ici ? Elle nous fixe, hésite un instant, puis elle se lance. Mes parents ont acheté ce corps de ferme après la guerre. Personne n’en voulait. Ils l’ont retapé pendant des années... Maintenant, elle est à moi et aux enfants de ma sœur. Oui, quand ma sœur est décédée, ses trois enfants ont hérité d’une partie chacun. Avec ma sœur, nous avions acheté les parts de mon frère. À ce moment, elle s’arrête un instant comme émue. Elle hoche la tête comme énervée, prête à la confidence. Vous savez, les indivisions, ce n’est vraiment pas une bonne solution. Ah bon, pourquoi ? Et bien, figurez-vous que les enfants de mon frère me font un procès, quinze ans après que nous ayons acheté les parts avec ma sœur. Les saligauds. Ils prétextent qu’on n’a pas payé le juste prix. Vous vous rendez compte ? J’ai vendu mon appartement à Paris pour payer ma part à l’époque. Je n’en dors plus. Pendant des années, on a fêté Noël ensemble, ils sont venus tous les étés, ils ont mangé mes confitures et maintenant ils me font un procès en me disant que ça ne change rien. Tu parles que ça ne change rien. Moi, je ne veux plus les voir. Je vous le dis, les indivisions, ça ne devrait pas exister. Au bout d’une heure de conversation, le couvre-feu met fin à notre rencontre, sans quoi, nul doute que nous finissions au kir breton dans la cuisine prêts, nous aussi, à partager nos secrets de famille.
L’autre jour, je me promène avec ma mère. Nous arpentons les rues autour de l’établissement dans lequel elle réside désormais. Voilà qu’elle et moi restons cois devant la haie d’un jardin admirablement taillée, d’une densité, d’une profondeur et d’un vert irréel. Subitement, nous apercevons un homme dans le jardin, d’environ l’âge de ma mère, certainement le propriétaire des lieux. Quelle haie, lui dis-je, spontanément ! Vous pouvez être fier ! Du tac au tac, il démarre. Je l’ai plantée il y a trente ans. En 1989 exactement, je me souviens, c’était un an après la naissance de ma dernière, Élodie. Combien d’enfants avez-vous ? Trois. Et voilà que nous nous mettons à palabrer sur nos vies, chacun d’un côté de la barrière de son jardin, sans manquer de caresser régulièrement la haie taillée à la versaillaise. Deux minutes plus tôt, nous ne savions rien de nos existences. Et voilà que maintenant, nous sommes prêts aux épanchements, aux aveux, aux confessions même. Cela dure un moment et puis le silence s’installe, sans qu’il nous gêne. On sent que notre interlocuteur pourrait nous inviter à rentrer chez lui, mais l’heure tourne, il faut rentrer à l’établissement.
Ces rencontres me surprennent. Elles ressemblent à des bulles d’oxygène, les éclats scintillants dont parlait Jean-Marc. Nous croisons des inconnus, nous nous piquons d’intérêt pour un détail de leur monde et, sans y réfléchir, nous voilà capables de nous parler avec authenticité, sincérité, curiosité, sans le filtre que nos représentations mettent parfois quand nous connaissons les gens de plus longue date. Ce que j’aime dans ces rencontres impromptues, dans cette découverte de l’altérité et de sa dimension imprévue, c’est qu’elles permettent de faire resurgir des souvenirs enfouis, d’en constater leur profondeur créatrice et de découvrir une version presque insoupçonnée de soi-même.
L’autre jour encore, je suis à nouveau en vadrouille avec ma mère. Nous sentons une bonne odeur au détour d’un chemin. On y va ? Un peu qu’on y va. Nous arrivons dans une petite impasse où se loge l’atelier d’un pâtissier. Je passe la tête par la porte. Qu’est-ce que ça sent bon chez vous ? Eh oui, c’est l’heure des brioches, me répond le maître des lieux. Et là, vous préparez quoi ? Des bottereaux. Une spécialité nantaise qui ressemble à des beignets. Vous venez d’où vous ? Hum, j’habite ici, mais je suis originaire (si on peut le dire ainsi) de la région parisienne. Et bien à Paris, ils ont la même recette, mais ils appellent ça des roussettes, comme en Alsace. Ah bon ? Et oui, et en Vendée ce sont les foutimassons ou les tourtisseaux. Chaque région possède à peu près la même recette pour les beignets de Mardi Gras mais chacune à son appellation. Tenez, en Auvergne ce sont les guenilles. Comment savez-vous tout ça ? Vous êtes le Franck Ferrand de la pâtisserie ! Vous savez, ça fait quarante ans que je fais ce métier. J’ai repris l’affaire à mon beau-père qui la tenait de son père. Au début, on faisait les marchés, puis on a créé l’atelier et une boutique. C’est trop dur les marchés... Oui, je sais. Nous restons une heure, refaisons la généalogie familiale. Ma mère parle des gâteaux allemands, du stollen au marzipan et des schnecks, bien meilleurs que les pains aux raisins. Il faut rentrer. On ne plaisante pas avec les horaires en Ehpad. Attendez, nous dit-il. Il ouvre son four énorme et nous sort une brioche taille XXL. Tenez, régalez-vous. C’est pour vous remercier de ce bien agréable moment. Ma mère me regarde, le sourire jusqu’aux oreilles. Tu l’as fait exprès, ce n’est pas possible, c’est merveilleux, c’est ça la vie, me dit-elle. Puis elle ajoute : c’est pour ça que j’ai toujours aimé les voyages, à cause de ça, tu pars à l’inconnu et des moments de vie comme celui-là s’offrent à toi, comme s’ils tombaient du ciel.
Faut-il l’entendre comme un appel ? Pars voyager mon fils. Pars à la rencontre de l’autre. Pars chercher des bulles d’oxygène.
mais que c'est bon de te lire....à la fin j'en avais les larmes aux yeux...ahhh les voyages et les rencontres magiques que c'est nourrissant. Un jour j'ai rencontré quelqu'un alors que j'étais en plein milieu du Pacifique à rejoindre la Patagonie, en voilier... cette rencontre s'est faite par radio, nous (mon ex mari et moi) étions seuls sur un tout petit bateau depuis des jours en mer et paf...comme par magie nous avons eu l'opportunité de discuter quelques minutes par jour avec un vieux bonhomme qui traversait lui aussi l'océan et se lançait le défi d'aller passer le cap horn...c'était incroyable de pouvoir parler avec quelqu'un sur notre vieux poste de radio grandes ondes au milieu de cette immensité,je me rappelle il y avait un albatros majestueux qui tous les jours faisait un grand tour au dessus de nous...ahhh les voyages...que c'est BON...MERCI je continue à te lire avec bcp de plaisir...La bise à vous deux
Merci pour ces belles rencontres que tu nous racontes si joliment Jerôme.
Je me suis arrêté au milieu du texte et j’ai repensé, ou plutôt j’ai revisité, j’ai revécu, ce moment privilégié qu’on a partagés tous les trois avec Jean-Marc dans, ce petit restau de Levallois, Le Petit Tonneau. Je n’avais jamais rencontré Jean-Marc avant mais c’était exactement comme ta rencontre avec ce boulanger, avec ce jardinier... un moment unique où tu n’as pas de temps à perdre en manières de découverte et en précautions oratoires, où tu te dois d’aller tout de suite à l’essentiel et au plus profond. C’était tellement évident et facile. Comme si on se connaissaient tous les trois depuis l’enfance, comme si on avait fait les mêmes colos, été dans les mêmes classes et dragué les mêmes filles, comme si on s’était (forcément) un peu perdus à l’orée de l’âge adulte pour mieux se retrouver plus tard.. C’était un moment lumineux, suspendu, un de ces éclats de vie auxquels Jean-Marc faisait référence et qu’il a peut-être revécu avant de partir...
Merci pour ces belles réflexions que tu veux bien partager avec nous.